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Michel ZORDAN présente des extraits de ses romans. Il se laisse également aller à quelques réflexions sur l’actualité.

29 - Les souliers d'Aglaé

Publié par Michel Zordan

À peine assis sur le lit, je ne peux m’empêcher de caresser son magnifique visage marqué par la souffrance. Elle est vraiment très belle ma Bérénice. Et puis,  comme dans un miroir qui regarderait vers le passé, tout défile. Dans  le détail, et depuis la première seconde où je l’ai aperçu. J’avais,  tout juste,  17 ans. Traversant la place du marché à Clignancourt, je portais sur mon épaule un  énorme sac de farine que j’allais livrer au boulanger du village.  C’est son ravissant minois qui a d’abord attiré mon regard.  Bérénice était derrière son étal à vendre ses légumes. Très élégante, elle ne ressemblait à aucune autre vendeuse.  Mon sac sur l’épaule, je me suis arrêté, et je l’ai regardé. Elle m’a souris, je me souviens parfaitement de son petit rire amusé en me voyant ainsi,  un peu béat.  Sa beauté, son élégance, sa délicatesse, sa magnifique voix,  m’ont tout de suite séduit. Le coup de foudre a été immédiat. Je lui ai acheté, quelques navets, quelques gousses d’ail, mais c’était juste pour donner le change.  Je lui aurais de toute façon acheté n’importe quoi. Je me rappelle parfaitement  mes paroles à cet instant précis. J’aurai pu la flatter,  pour sa beauté, pour son élégance, à la limite pour les magnifiques légumes de son étal,  mais rien de tout ça.

– Je vais livrer le sac, et je reviens vous payer !

Rapidement, je reviens devant l’étal.  Puis,  nous nous sommes revus, et encore revus,  et  revus encore. À 19 ans, en 1841,  je suis parti faire mon service militaire, à Alençon.  Je devais y rester 3 ans. 6 mois plus tard,  mon colonel m’apprenait que papa venait  de décéder. Fils unique, et soutient de famille,  l’armée m’a renvoyé chez moi. À vingt ans, j’ai pris les rênes de l’entreprise, nous étions alors une douzaine à travailler au moulin. Nous avions quatre attelages  et  nous  livrions de la farine dans tout Paris.  Pour le compte du moulin des Près, mais également,  pour quatre autres moulins. Ça marchait du feu de Dieu. J’ai épousé Bérénice  en juin 1842, et nous sommes partis habiter à deux pas, dans la demeure du moulin, celle précédemment occupée  par mes grands-parents paternels, Célesta et Justine Sarazin. Gaston est né, puis Francine,  et Martine. 

Au moulin,  au fil des ans, le travail a commencé à décliner. La descente a même été assez rapide.  Je n’ai jamais entendu Bérénice  se plaindre. 

Bâtis sur la ligne de crête de la butte,  ils étaient plus d’une quinzaine à dresser fièrement leurs ailes. Le premier,  le moulin du Vieux-Palais a été érigé en 1591,  sous Henry IV. Ici, sur la butte, éole souffle régulièrement, et à bon rythme.   Mais parfois,  il s’énerve,  il faut alors amener la voile, et bloquer les ailes pour éviter, qu’elles s’emballent.  On pouvait dire alors que le Tout-Paris mangeait  son pain grâce à eux.  

Le bourg de Montmartre  vit  toujours autour de son clocher, de ses vignes, de ses quelques champs, de ses derniers moulins, mais pour combien de temps encore.

8 mai 1855,  au  moulin des Près, rue de la Butte. Léon Sarrazin, meuniers de père en fils, depuis plusieurs générations, vient de perdre un autre client.  Un de plus qui s’en est allé à la grande minoterie des bords de Seine.  C’est soi-disant moins cher, plus rapide,  et plus près, alors pourquoi venir jusqu’à Montmartre. Et en plus sur la butte, il faut y venir lorsque le vent souffle.  Là-bas, grâce à la vapeur, c’est tous les jours,  et à toutes les heures, que Dieu faits.

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