Un exil plus loin
Un exil plus loin, collection les exilés de L'Arcange volet 6
ISBN 9791092612004 - 381 pages
Même si cette histoire vient en partie d’ailleurs, elle se raconte en Gascogne, pays de l’Armagnac .
L’auteur ancre la genèse de son histoire dans une époque clé, troublée, mais fertile. Cette période d’entre deux guerres, et juste après la 2ème guerre mondiale, n’est guère éloignée de nous, pourtant son histoire très riche nous semble déjà très lointaine. Le fascisme en Italie, le nazisme en Allemagne, la guerre civile en Espagne et une France qui se cherche. Une France qui recrute à l’étranger pour remédier au manque de main-d’œuvre dans les campagnes. Une France paysanne, dans laquelle une majorité des habitants vivent de la terre. Une France qui travaille souvent sept jours sur sept, qui ignore tout des mots loisir et chômage, mais qui apprend le mot vacances.
Aujourd’hui, même si cette partie d’histoire date d’un autre millénaire, les témoins de cette époque sont toujours très nombreux, et leurs souvenirs toujours très présents. Ces témoins ont accompagné tout ce qui fait la France d’aujourd’hui et les déracinés de cette époque ont su mêler leur destin à celui des natifs.
En FRANCE, le périple de la famille MONTAZINI débute en 1930. Dans le premier ouvrage, l’histoire fait état des raisons de notre exil. Persécutée par des éléments fascistes, notre famille avait été contrainte de s’expatrier en France. Avec déchirement, nous avions laissé en Italie notre maman et nos grands-parents, tous trois décédés tragiquement au cours de l’année 1929. Le premier février 1930, papa, Mariéta, ma grande sœur, et moi, nous foulions pour la première fois le sol de France. Je n’étais alors âgé que de huit ans, et ma sœur de onze. Notre père avait obtenu un travail d’ouvrier agricole, au château Tourne Pique, grande propriété située dans la petite bourgade de Floréal. À notre arrivée en Gascogne, nous avions été pris en charge par Aristide Clément Autun, capitaine dans l’armée. Quelques mois plus tôt, celui-ci avait hérité de son oncle, Isidore Clément, du château Tourne Pique, reconstruit au début du XIXe siècle, et de ses sept métairies. Situé dans le Gers, à trois kilomètres de Floréal, le château Tourne Pique était en réalité une grande maison bourgeoise de trois étages, flanquée d’une tourelle à chacune de ses extrémités. Dressé sur une colline, il dominait toute la campagne environnante. Haut lieu en raison de son Armagnac Ténarèze fort prisé, le château Tourne Pique disposait de quatre-vingt-cinq hectares de vignes. Afin de régler les droits de succession et les quelques dettes que l’oncle Isidore avait également laissées en héritage, le capitaine fut obligé de se séparer de la ferme de L'Arcange.
Extrait : Port de Douvres, lundi 3 novembre 1947
La Cucaracha, la Cucaracha… une fois, puis deux fois. Assis à même le pont, le dos appuyé contre le bastingage, je sifflote. Et plus je sifflote, et plus le sentiment de révolte et de haine monte en moi. Seul papa avait compris ce que je ressentais vraiment. Aujourd’hui je dois m’éloigner. Mais pour éteindre définitivement cette révolte, cette haine, il n’y avait qu’une solution, revenir plus tard et débarrasser le monde de ces infâmes cafards. Et des autres, plus infâmes encore qui se cachaient derrière…
Le jour pointe son nez, et je suis l’un des premiers à monter à bord du SS Andes. À peine sur le pont, une tripotée d’enfants, garçons et filles, encadrés par deux adultes se pressent sur la passerelle. Ils marchent bien rangés, chacun portant un baluchon, un peu à la façon de petits soldats. La plupart n’ont pas plus de 7 à 8 ans – à peu près mon âge, lors de mon arrivée en France.
Ce paquebot n’est pas des plus luxueux, ni même des plus jeunes, mais l’essentiel est qu’il nous mène à bon port, dans l’hémisphère Sud à quelques seize mille kilomètres de la France. Transformé en navire de guerre en 40, puis démobilisé fin 45, repeint à la va-vite, le SS Andes a repris du service en tout début d’année pour être affecté aux transports des migrants vers l’Australie.
Vers 9 heures le navire largue les amarres et je me dirige vers la salle à manger en quête du petit déjeuner. J’ai déjà pu constater durant les quelques mois passés en Angleterre, pendant la guerre, que nos divergences en matière de gastronomie sont abyssales. En contrepartie, leur full breakfast, même indigeste, vous cale l’estomac de très longues heures. Faut-il encore pouvoir l’avaler !
Il n’y a que quelques personnes assises dans une grande salle tout en longueur. Après cinq à six minutes d’attente, et sans même un bonjour, un serveur aux allures de baroudeur de gargote dépose devant moi une tasse de thé bouillante, accompagnée d’une assiette fumante, aux odeurs de graisses brulées. Le bacon façon semelle côtoie des œufs mal cuits, visqueux, et des saucisses huileuses. Le tout agrémenté de pommes de terre écrasées baignant dans une sauce rosâtre. Je n’ai pas le choix, je suis condamné presque deux mois durant à ce régime, je dois absolument m’adapter. Et les Australiens, sont-ils plus respectueux des estomacs que leurs congénères Anglais ? Je constate que quelques autres passagers ont une opinion identique à la mienne, touchant à peine à leur assiette. Sans trop réfléchir je me lance à l’assaut… Je dois seulement penser à autre chose et je repense alors aux enfants montés à bord : qui sont-ils ?
Durant la matinée je fais la découverte du navire. Je traine un peu, et lorsque j’accède à la salle de restaurant pour le déjeuner, elle est déjà au trois quarts vide. À peine assis j’aperçois deux petites têtes, l’une blonde l’autre rouquine, se cachant derrière les tables, progressant seulement lorsque les serveurs travaillent sur la partie avant ou en cuisine. Seules les mains apparaissent pour saisir, dans les assiettes, rosbeef, bacon et autres subsistances abandonnés. Même les patates écrasées disparaissent. Je me demande de quelle façon ils entreposent la nourriture. Sûrement en vrac dans un récipient, peut-être même dans un sac. En voilà deux qui ne font pas de manière, et qui doivent avoir très faim. La récolte est certainement partagée avec d’autres. Lorsque le baroudeur des gargotes avec son tablier crasseux se dirige dans leur direction dans l’intention de débarrasser les tables, je l’interpelle dans un anglais approximatif ; S’il vous plait monsieur, pourrais-je avoir un peu d’eau ? À contrecœur l’homme fait demi-tour et repart vers son antre. Les petites mains réapparaissent à quatre ou cinq reprises. Puis les deux têtes progressent vers la sortie. Je n’attends pas ma commande et me lève dans l’intention de les suivre à distance. Dans quelle partie du bateau a-t-on pu les loger ? Devant moi, à une vingtaine de mètres, le garçonnet et la petite rouquine, l’un portant un sac, l’autre un bocal de verre, descendent par un escalier amenant vers le pont G et les troisième classes. Ils marchent assez rapidement, mais sans inquiétude. Arrivés au fond d’un petit couloir, ils ouvrent une porte et la franchissent sans hésitation. Je rebrousse chemin, me demandant encore les raisons qui m’ont poussé à les suivre.