Un exil plus loin
Port de Douvres, lundi trois novembre 1947- La Cucaracha, la Cucaracha… une fois, puis deux, puis trois. Assis à même le pont, le dos appuyé contre le bastingage, je sifflotais. Et plus je sifflotais et plus le sentiment de révolte et de haine montait en moi, et montait toujours plus. Seul Papa avait compris ce que je préparais et m’avait convaincu. Aujourd’hui je devais m’éloigner. Mais pour éteindre cette révolte, cette haine, il n’y aurait qu’une solution, revenir plus tard et débarrasser le monde de ces infâmes cafards. Et des autres, plus infâmes encore qui se cachaient derrière.
Le jour pointe son nez, et je suis l’un des premiers à monter à bord du SS Andes. À peine sur le pont, une tripotée d’enfants, garçons et filles, encadrés par deux adultes se pressent sur la passerelle. Ils marchent bien rangés, chacun portant un baluchon, un peu à la façon de petits soldats. La plupart ne doivent pas être âgés de plus de sept à huit ans. À peu près mon âge, lors de mon arrivée en France.
Ce paquebot n’était pas des plus luxueux, ni même des plus jeunes, mais l’essentiel était qu’il nous amène à bon port. Dans l’hémisphère sud à quelques 16000 kilomètres de la France. Transformé en navire de guerre en 40, puis démobilisé fin 45, repeint à la va-vite, le SS Andes avait repris du service en tout début d’année pour être affecté aux transports des migrants vers l’Australie. Vers neuf heures le navire largua les amarres et je me dirigeai vers la salle à manger en quête du petit déjeuner. J’avais déjà pu constater durant les quelques mois passés en Angleterre, pendant la guerre, que nos divergences en matière de gastronomie étaient abyssales. En contrepartie, leur full breakfast, même indigeste vous calait l’estomac de très longues heures. Fallait-il encore pouvoir l’avaler ! Il n’y avait que quelques personnes assises dans une grande salle toute en longueur. Après cinq à six minutes d’attente, et sans même un bonjour, un serveur aux allures de baroudeur de gargote déposa devant moi une tasse de thé bouillante, accompagnée d’une assiette fumante, aux odeurs de graisses brulées. Le bacon façon semelle côtoyait des œufs mal cuits, visqueux et des saucisses huileuses. Le tout agrémenté de pommes de terre écrasées baignant dans une sauce rosâtre. Je n’avais pas le choix, j’étais condamné plus de deux mois durant à ce régime, je devais absolument m’adapter. Et les Australiens, étaient-ils plus respectueux des estomacs que leurs congénères Anglais ? Je constatai que quelques autres passagers avaient une opinion identique à la mienne, touchant à peine à leur assiette. Sans trop réfléchir je me lançai à l’assaut… Je devais seulement penser à autre chose et je repensai alors aux enfants montés à bords : qui étaient-ils ?
Durant la matinée je fis la découverte du navire. Je trainai un peu, et lorsque j’accédai à la salle de restaurant pour le déjeuner, elle était déjà au trois-quarts vide. À peine assis j’aperçus deux petites têtes, l’une blonde l’autre rouquine, se cachant derrière les tables. Progressant seulement lorsque les serveurs travaillaient sur le devant ou en cuisine. Seules les mains apparaissaient pour saisir dans les assiettes, rosbeef, bacon et autres subsistances abandonnés. Même les patates écrasées disparaissaient. Je me demandais de quelle façon ils entreposaient la nourriture. Sûrement en vrac dans un récipient, peut-être même dans un sac. En voilà deux qui ne faisait pas de manière, et qui devait avoir très faim. La récolte était sûrement partagée avec d’autres. Lorsque le baroudeur des gargotes avec son tablier crasseux se dirigea dans leur direction dans l’intention de débarrasser les tables, je l’interpellai : S’il vous plait monsieur, pourrais-je avoir un peu d’eau ? À contrecœur l’homme fit demi-tour et repartit vers son antre. Les petites mains réapparurent à quatre ou cinq reprises encore. Puis les deux têtes progressèrent vers la sortie et disparurent par la porte. Je n’attendis pas ma commande et me levai dans l’intention de les suivre à distance. Dans quelle partie du bateau avait-on pu les loger ? Devant moi, à une vingtaine de mètres le garçonnet et la petite rouquine, l’un portant un sac, l’autre un bocal de verre, descendaient par un escalier amenant vers le pont G et les 3ème classe. Ils marchaient assez rapidement, mais sans inquiétude. Arrivés au fond d’un petit couloir, ils ouvrirent une porte et la franchirent sans hésitation. Je rebroussai chemin, me demandant encore les raisons qui m’avaient poussé à les suivre. Le manège se poursuivit pour le repas du soir et le lendemain. Personne ne semblait se soucier de leur présence. Sauf... l’un des serveurs, le baroudeur de gargote avec son tablier crasseux. Plusieurs fois je le vis s’arrêter brusquement, puis jeter un coup d’œil suspicieux vers l’arrière. Mais la salle était assez grande, toute en longueur et les gosses très vifs. Pour moi c’était presque devenu un rendez-vous, je m’asseyais toujours de façon à pouvoir les surveiller, eux et… le serveur. Ces enfants, qui étaient-ils ? Que faisaient-ils sur ce bateau ? Mais pour quelle raison m’intéressais-je à ces gamins ? Peut-être mon subconscient avait-il trouvé là un moyen de détourner mes pensées. M’incitant à m’accrocher à autre chose, niant, rejetant, contestant, poussant mon cerveau à occulter ce qui s’était passé et qui avait motivé ce départ précipité. Peine perdu, dès que je me retrouvais seul dans ma chambre, allongé sur mon lit cherchant le sommeil, les images revenaient en sarabande. Alors je m’appuyais contre le mur et sifflotais : La Cucaracha, la Cucaracha… une fois, puis deux, puis trois. Plus je sifflotais et plus le sentiment de révolte et de haine montait en moi, et plus la sarabande d’image s’accélérait. Seule la fatigue pouvait éteindre ce cauchemar, alors d’épuisement, je m’endormais.
Montpellier, École Nationale d’Agriculture, vendredi vingt sept Juin 1947 - C’est un aboutissement, la fin d’une quête commencée alors que j’avais dix ans. Diplôme en poche, après une petite soirée festive au Stendal, je quitte la ville. Une seule chose occupe mes pensées, rejoindre ma blondinette dans son petit appartement du centre ville de la ville rose. Convenances obliges, ni ses parents, ni ma famille ne sont au courant. Enfin, nous faisons semblant de le croire. Après six jours et six nuits passés ensemble, Amandine doit reprendre son travail, et moi je dois me résoudre à repartir vers Floréal. Ma fiancée m’y rejoindra à la fin-août, quelques jours seulement avant la date tant attendue. En réalité, elle rejoindra le château Tourne-Pique de sa tante et de son oncle, distants de notre ferme de L’Arcange de trois à quatre kilomètres. Avec Amandine, nous nous sommes fiancés le vingt-cinq août de l’année passée. La date de notre mariage est fixée au six septembre prochain.
C’est le temps des grandes vacances. Ce samedi matin douze juillet, Mariéta, Julien, et leur petite famille débarquent à L’Arcange. Au calme de ces derniers jours, succède maintenant la tempête. Heureusement, ici il y a de l’espace. Ma sœur, la petite Edmonde et les jumeaux doivent y rester jusqu’au quinze septembre. Martial, le fils des châtelains, attends Fabien et François depuis plus d’une heure. Même Rosalie, la fille des voisins du Tachou est à l’affut. Sans perdre un instant, les pirates, comme je les ai surnommés, partent à l’assaut de mon ancienne cabane, dans le grand chêne derrière la maison. Papa l’a restauré, même l’ascenseur avec la caisse en bois fonctionne. Le vieux Victor, tout heureux de retrouver ses équipiers part en aboyant joyeusement derrière eux. Mariéta leur lance un avertissement, mais ils y répondent avant même de l’avoir entendu.
– Ne t’inquiètes pas maman on fera attention !
– Voilà, c’est toujours pareil, on arrive ici et moi j’existe déjà plus. Même Victor est partit avec eux. Et toi tonton Sylvio, tu vas aussi aller à la cabane ?
– Non, moi je vais passer un peu de temps avec ta maman, on va discuter un peu.
La petite Edmonde se tourna alors vers son père, suppliant du regard. Julien ne put résister.
La petite Edmonde se tourna alors vers son père, suppliant du regard. Julien ne put résister.