Rentrée littéraire 2012 : les grands tourments
Les Grands Tourments, 4° volet dans la série les Exilés de L'Arcange Auteur Michel ZORDAN - ISBN 978-2-9532863-3-5 - 280 pages aux Editions 3 Z
De retour au château je retrouvai papa dans son bureau.
– Sylvio, tu as vu madame Éliette, elle nous invite pour demain à midi, ta fiancée sera là aussi. Elle m’a dit qu’elle voulait fêter son retour et a, parait-il, une très grande nouvelle à nous annoncer !
Papa aimait bien me taquiner avec Amandine, il était persuadé qu’un jour nous nous marierions.
– Je sais, Papa, je l’ai vue ce matin, elle m’en a déjà parlé. Madame Éliette t’a parlé de cette grande nouvelle ?
– Non, je n’ai pas réussi à savoir, mais elle avait l’air très en forme et aussi très enthousiaste.
– Papa, cet après midi, avec Gaston on va à la pêche aux écrevisses. Il a demandé à son grand-père la permission d’emmener Félix, il connaît bien les coins. Il a dit oui, mais à la condition que l’on accepte de le prendre avec nous. Tu vois le comte Philibert de Ponthieu avec cravate et costume accrocher les appâts puants au bout de la ligne ? Je pense que l’on va bien s’amuser.
À part ramasser les champignons, papa et moi ne partagions pas les mêmes loisirs. En réalité avec son travail à la ferme de L’Arcange et son travail de régisseur au château, mon père n’avait pas beaucoup de temps pour les loisirs.
– Papa, tu viendrais à la pêche avec moi si je te le demandais ?
La question avait l’air d’une supplique.
– Ça te ferait plaisir, si je vous accompagnais ?
– Tu pourrais nous accompagner ?
– Je peux m’arranger pour venir vous rejoindre vers trois heures !
Je n’en croyais pas mes oreilles.
– C’est bien vrai ?
– Bien sûr, et si vous n’avez rien prévu pour les déguster, ce soir nous pourrions les préparer ici. Tu pourras inviter tout le monde. De mon côté, je vais essayer de convaincre madame Éliette et Alphonse Diodin. Je pense que cela leur fera très plaisir.
Dès quatorze heures trente, Gaston, Félix, le comte Philibert de Ponthieu et moi, nous nous retrouvâmes au bord du ruisseau de Villeneuve.
Félix y avait prospecté quelques trous, situés beaucoup plus en amont que le parcours habituel. Il fallait donc marcher pendant plus d’une demi-heure pour parvenir aux emplacements qu’il avait découverts. Très digne, le comte arborait cravate, costume et bottes de cavalerie. Il faisait très chaud, mais il n’aurait pour rien au monde porté autre chose que sa tenue habituelle.
Nous avions un peu de compassion pour le comte et il n’avait en charge que le transport du rafraîchissement. Au mois de juillet, les balades le long des ruisseaux étaient toujours somptueuses, mais proposaient toujours leur lot de surprises.
À cette saison, la nature portait ses plus beaux atouts et pour qui savait écouter et regarder, le spectacle était partout. Toutefois, les prairies avec accès à l’eau étaient très recherchées et très morcelées. Chaque fermier ou petit propriétaire les clôturait jalousement. Certaines prairies ne comportaient pas moins de quatre ou cinq rangées de fils de fer barbelé, la terreur des fonds de pantalon. Le premier quart d’heure se passa presque sans encombre pour le comte.
La situation se corsa lorsqu’il lui fallut passer les premiers fils de fer barbelés. Gaston l’attendait et levait les fils pour lui permettre de passer. Le comte voyait bien qu’il retardait tout le monde.
– Partez devant, les enfants, je vais vous rejoindre à mon rythme. De toute façon, je ne peux pas me perdre, je n’ai qu’à suivre le ruisseau.
Gaston était quand même un peu inquiet.
– Êtes-vous sûr, grand-père ?
La réponse fut sans appel, le comte était un homme pour qui la fierté et la dignité sont des choses essentielles et il n’était pas question que les jeunes le voient peiner en passant fossés et clôtures.
– Tu sais, petit, je ne suis pas encore un infirme, mais si je n’arrive pas à passer sous les fils, je monterai jusqu’au passage. Il y a bien un passage pour les bêtes ?
Avec Gaston et Félix, nous arrivâmes sur zone et commençâmes à poser les lignes. Je m’étais déjà promené sur ce secteur avec Patou et Victor, mais je n’avais jamais imaginé trouver des écrevisses à cet endroit.
– Regarde, sous ce chêne, il y a un grand trou, je suis sûr qu’il est rempli de très grosses, elles n’ont jamais été pêchées.
– Gaston, je suis un peu inquiet, ton grand-père n’est toujours pas là !
– Tu sais, Sylvio, il n’est plus très jeune, mais ne t’en fais pas, il va arriver.
Félix commençait déjà à remonter les lignes. Au vu des premiers résultats, la récolte s’annonçait très bonne.
Heureusement pour le comte que papa était un peu en avance.
– Alors monsieur le comte, on prend des bains de boue ?
– Monsieur Montazini, vous êtes mon sauveur, je ne sais comment me sortir de ce bourbier !
– Il y a longtemps que vous êtes là ?
– Cela va faire un petit quart d’heure, peut-être un peu plus.
– Mais pourquoi n’avez-vous pas appelé ? Les jeunes sont à moins de deux cents mètres, je les entends bavarder.
– Moi aussi je les entends, monsieur Montazini, mais j’ai ma fierté. J’ai insisté pour qu’ils m’acceptent avec eux. Je leur ai parlé de la guerre, des dures conditions durant ma carrière militaire et voilà que je me laisse piéger par une vulgaire marre à vache. Avouez qu’il n’y a pas de quoi faire le fier.
Le comte était enfoncé dans la vase jusqu’au ventre. En voulant suivre le chemin des jeunes, il avait glissé et s’était retrouvé dans une marre contiguë au ruisseau.
– Bon, je vais passer de l’autre côté et vous tirer de là.
– Non, non, monsieur Montazini, je ne veux pas que mon petit-fils et les autres me voient dans cet état. S’il vous plaît, aidez-moi à ressortir de votre côté. Je dois être présentable avant d’arriver devant les enfants.
Papa aida le comte à se nettoyer dans l’eau du ruisseau. Après cinq minutes son apparence était redevenue à peu près normale. Il était tout mouillé, mais il décidait d’expliquer qu’il avait simplement traversé le ruisseau pour aller plus vite.
– Monsieur le comte, je pense qu’il serait plus prudent de revenir au château pour vous changer.
– Ne vous inquiétez pas, monsieur Montazini, j’en ai vu d’autres, la guerre et mes campagnes d’Afrique m’ont forgé une santé de fer.
– Grand-père, que vous arrive-t-il ? Vous êtes tombé dans le ruisseau ?
– Pas du tout, mon garçon, j’ai simplement pris un raccourci, ce ne sont pas quelques flaques d’eau qui allaient m’arrêter. La pêche est-elle fructueuse ?
Le repérage de Félix s’avéra rentable, les écrevisses étaient au rendez-vous. Le soir venu tout le monde se pourlécha les doigts, sauf le comte qui ne fit que grignoter. Il était bien repassé au château pour se changer, mais il ne semblait pas en très grande forme.