les borsalinos de L'Insolence du sort
L'insolence du sort www.unauteur.com - Extrait - Monsieur et Madame Vernier représentaient la cinquième génération de chapelier, à cette adresse. La boutique avait été créée sous Napoléon Bonaparte, en 1805. Depuis sa création, des dizaines de milliers de personnes avaient déjà dû se presser dans ce magasin à la recherche du couvre-chef idéal. Le juge Damien Chrétien expliqua le but de notre visite. Célestin Vernier me présenta tous les chapeaux classiques, du type de ceux qu’il avait l’habitude de vendre aux clients de la région. Je ne reconnus pas les chapeaux que j’avais vus sur la tête des quatre hommes de la voiture. Célestin Vernier me fit ensuite passer dans l’arrière-boutique. Cette salle se trouvait être deux fois plus spacieuse que la boutique elle-même. Le propriétaire avait adopté avec moi un ton amical, presque paternel.
– Tu vois, mon garçon, la boutique, c’est fait pour les clients pressés. Ils veulent un chapeau ordinaire pour mettre tous les jours et un autre un peu moins ordinaire pour aller avec le costume du dimanche. Je les repère tout de suite, il me suffit de bien argumenter. Pourvu qu’on leur dise que ça leur va bien et que le prix ne soit pas trop élevé, ils prennent souvent le premier qu’on leur propose. Ici, c’est autre chose. C’est fait pour les vrais amateurs, les amoureux des chapeaux, pour ceux qui achètent un chapeau comme ils achèteraient un bijou de valeur. Ces clients-là, ils veulent choisir tranquillement, sans se presser, ils viennent souvent de la part d’un autre client et je les amène directement ici. Tu sais, dans cette boutique, on vend des chapeaux depuis presque 130 ans ! J’ai des clients qui viennent de la France entière, de l’Italie et même de l’Espagne. J’ai même reçu, dernièrement, des clients américains et canadiens. Ils ne sont pas là pour les quelques modèles ordinaires ou bas de gamme que j’ai en vitrine, non. Regarde.
La pièce était bordée de rideaux et, comme il l’aurait fait pour la scène d’un théâtre, Célestin Vernier les ramena prestement sur les côtés. Des dizaines et des dizaines de chapeaux de toutes formes se dévoilèrent. Juste à ce moment, j’aperçus une lueur indicible apparaître au fond des yeux de Célestin Vernier. Ils brillaient comme s’il venait de me faire découvrir un trésor inestimable. Cet homme avait une passion pour les chapeaux, identique à celle qui animait le maître de chai, Alphonse Diodin, pour ses armagnacs. Ces deux hommes semblaient connaître la véritable raison de leur présence sur terre. Seule leur passion les animait et il paraissait impensable qu’ils puissent vivre sans elle.
– Mon garçon, il y a ici 78 modèles de couvre-chef. Avec la déclinaison des coloris, les clients peuvent choisir entre 205 chapeaux différents. Que pour les hommes !
Et il insista : – Je ne fais que des chapeaux pour hommes.
Il me parlait de cette partie du commerce comme s’il était seul à avoir accès à ce sanctuaire. Comme si sa femme, malgré ses nombreuses années de présence dans le magasin, n’était en rien concernée par ce qui se passait dans cette pièce. Il avait d’ailleurs demandé à Madame Vernier de cantonner les autres visiteurs dans le magasin et, à plusieurs reprises, il avait jeté un coup d’œil par la porte. Il savait que je devais me concentrer pour effectuer mes recherches et il mit toute sa passion et son savoir-faire à mon service. Les chapeaux étaient présentés par catégorie. D’emblée, je m’avançai vers certains modèles. Mes yeux semblèrent hésiter entre les panamas, les Stetson et les borsalinos. Célestin Vernier ne me pressa pas, il laissa ma mémoire se réveiller tranquillement. Je pointai finalement mon doigt vers un panama en paille finement tressée.
– Je crois que l’homme à l’arrière portait un chapeau de ce type-là. Mais c’est celui que j’ai remarqué le moins, il était de l’autre coté.
Célestin Vernier le prit et commença à faire quelques comparaisons avec certains autres modèles qui pouvaient, éventuellement, présenter quelques similitudes. Mais je ne changeais pas d’avis : le passager à l’arrière portait bien ce type de chapeau. Pour les trois autres, je n’étais pas très sûr de moi, j’hésitais entre les borsalinos et les Stetson classiques.
Célestin Vernier m’expliqua quelques différences. – Les borsalinos se portent avec l’arrière légèrement relevé et la pointe qui retombe devant, très légèrement sur le côté. Les Stetson classiques sont plus larges et se portent avec les deux bords relevés.
Après quelques hésitations, j’optai plutôt pour les borsalinos en feutre ; deux étaient foncés, couleur anthracite, le troisième plutôt gris clair. J’avais fait mon choix, j’étais à peu près sûr de moi. Célestin Vernier mit sur ma tête le panama, qui était un peu trop large pour moi, et me fit entrer dans le petit salon d’essayage. Le chapelier y avait installé un ingénieux jeu de miroirs qui permettait à l’acheteur de voir sa tête sous tous les angles, aussi bien l’avant que l’arrière, ainsi que sur les deux côtés. Grâce à cette habile installation, le client pouvait faire tranquillement son choix, sans devoir demander l’avis d’un tiers.
Le juge Damien Chrétien nota tous les détails sur les chapeaux et remercia chaleureusement Célestin Vernier.