Les belles années
Auteur Michel Zordan - Extrait : Grand-père se languit de ne pas voir son fils Sylvio. Sylvio, c’est mon papa. De temps en temps, alors qu’il se croit seul, il prend sa photo sur le buffet. Et sans bouger pendant plusieurs minutes, il la contemple. Je fais alors semblant d’arriver et il la repose. Puis il me prend dans ses bras, il me soulève et je vois la tristesse dans ses yeux.
– Grand-père, je sais que papa pense souvent à nous.
– J’en suis certain Baptiste, j’en suis certain. De toute façon quand j’ai envi de le voir, je regarde au fond de tes yeux et il est là.
– Moi aussi grand-père, je regarde au fond de tes yeux et je vois aussi mon papa.
Demain samedi douze janvier, on va tuer le cochon, ou plutôt les cochons. Trois le même jour : un pour nous les Montazini, un autre pour les Montesquieu et le troisième, pour les Clément-Autun du château Tourne-Pique. C’est une véritable fête qui se prépare. Tout se passera à L’Arcange. C’est grand-père qui se chargera de les saigner, de les découper et de préparer la charcuterie. Il y aura au moins une quinzaine de personne pour aider. À la ferme Etchebéry ont tue aussi le cochon, mais ça se passe chez un voisin et maman n’a jamais voulu que j’aide. Ici, grand-père me l’a promit j’aurai même ma part de travail. Exceptionnellement les Montesquieu sont arrivés hier au soir. Pas d’école pour moi ce samedi. De toute façon pour grand-père, ce qui allait se passer à la ferme, était au moins aussi important qu’une journée de classe. D’après lui, apprendre la cuisine du cochon, c’était apprendre pour l’avenir. Apprendre pour moins dépendre des autres, mais en même temps pouvoir compter avec les autres. Je n’ai pas trop bien compris ce que la phrase voulait dire. Monsieur Duval, mon instituteur avait été prévenu. Informée par son instituteur de mari, Margueritte Duval-Lanterre, la directrice de l’école me remettait un mot pour grand-père. Apparemment leur vision des choses différait. Le soir même grand-père me remettait à son tour sa réponse. En la lisant, la directrice s’était contentée de secouer la tête de gauche à droite, sans faire de commentaire à haute voix. Mais en fin d’après-midi, après l’école, elle me donnait, non plus un simple billet, mais une lettre assez épaisse. Je n’avais rien lu des billets jusqu’alors échangés. Mais cette fois je trouvais que ça faisait beaucoup d’histoire pour une simple histoire de cochons, même s’ils étaient trois. Souvent au retour de l’école, je passais par le château, rendre visite à grand-père. Nous étions en pleine saison de distillation, et je m’aventurais régulièrement jusqu’au chai. Je passais un peu de temps à admirer les alambics armagnacais dans leur numéro de magicien. Ils étaient six, étincelants de cuivre. Le maître de chai, Alphonse Diodin ne tarissait pas d’explication.
– Tu vois petit, ces alambics sont vraiment particuliers, la distillation se fait en continue. Rien à voir avec ce qui se fait ailleurs.
Il m’avait aussi expliqué que l’Armagnac était la première eau-de-vie à avoir vu le jour, en France, mais sûrement aussi dans le Monde.
– Il y a des documents au Vatican qui atteste de la présence de cette eau-de-vie au moyen-âge, il y a plus de six siècles. Tu sais que L’Arcange, la ferme de ton grand-père, avant d’être une ferme, et avant même d’être une auberge, elle était un monastère : lo monastièr de l’Arcangèl. Et bien, les moines de ce monastère soignaient les malades et les blessés avec la blanche que tu vois s’écouler là. C’est pour ça qu’ils l’ont appelé, eau-de-vie.
Mais ce soir j’avais une autre idée en tête, pas question de lambiner. Arrivé à L’Arcange, Tarzan me fit comme à son habitude la fête. Grand-père n’était pas encore retourné du travail. Je sortis l’enveloppe de mon cartable et la tournai et la retournai dans tous les sens. Qu’avait bien pu écrire cette dame qui nécessitait autant de feuilles ? Il devait y en avoir au moins deux ou même trois. Avant de commencer mes devoirs je décidais de l’ouvrir. Dans une casserole j’entrepris de faire chauffer de l’eau et lorsque qu’elle commença à bouillir, grâce à la buée, je n’eu aucun mal à décoller le rabat. Trois feuillets aux lignes très serrées s’y trouvaient.
Monsieur Montazini,
Prétendre que le spectacle de l’agonie d’un pauvre cochon maintenue par quatre gaillards sur une caisse, et saigné par un cinquième, est profitable à un enfant de huit ans est parfaitement saugrenu. Si nous avons accepté Baptiste dans notre école, c’est pour lui inculquer une éducation digne. Une éduction que notre grande nation doit à tous les enfants vivant sur notre sol. Même ceux nés hors mariage ou de parents étrangers, ce qui est le cas pour Baptiste. Votre décision de faire manquer à cet enfant un jour de classe au motif aussi navrant qu’affligeant de le faire participer à ce que vous appeler « la fête du cochon » est une insulte à notre formidable institution, l’Éducation Nationale. Vous ne devriez pas oublier que la France vous a accueillie, vous et vos enfants alors que vous étiez dans la détresse. J’ai cru comprendre que si vous avez été obligé de quitter l’Italie, c’était suite à des faits très troublants et graves qui n’ont jamais été totalement éclaircis. Je vous rappelle aussi que si les autorités de notre pays n’ont pas jugés bon d’accorder la nationalité française aux membres de la famille Montazini, ce n’est pas sans raison. Et le triste spectacle survenu dans le tribunal d’Auch en novembre 1948, n’est surement pas la seule en cause. Il n’y a pas de fumée sans feu. Tout au long de cette sinistre affaire, nous avons apprit beaucoup sur votre famille. Vos manipulations, celles de vos proches et de vos amis ont permit de mystifier la France entière et ainsi de vous éviter l’humiliation de la prison et peut-être même plus. D’après ce que j’ai personnellement pu comprendre, vous n’en étiez pas à votre coup d’essai. Monsieur Montazini, la vengeance aveugle n’a pas de place dans le pays des droits de l’homme. Et votre fils, parlons-en ! À peine son propre fils Baptiste retrouvé dans des circonstances troublantes (aussi bien d’ailleurs que cette paternité qui reste un mystère), il s’enfuie refaire sa vie à l’autre bout du Monde. Après avoir fait un autre enfant à une indigène de ces lointaines et sauvages contrées, il l’épouse. Mais pourquoi ne pas avoir épousé la mère de Baptiste ? Surprenant tout de même ! Surprenant aussi le choix de la mère de Baptiste de le confier à son grand-père ! En Italie, peut-être cette façon de vivre est-elle acceptable ! Entre mafia, fascisme et communisme ce pays n’a jamais trouvé d’équilibre et vous et votre famille en êtes les parfaits exemples. Mais nous sommes en France. Ici les enfants vont à l’école et seules les académies sont à même de décider des programmes. Je vous précise que le calvaire d’un pauvre cochon égorgé et agonisant n’en fait pas partie. Je vous rappelle que nous, les enseignants sommes les seuls à pouvoir dispenser aux enfants l’éduction nécessaire à leur parfait épanouissement. Affirmer qu’un enfant a besoin de comprendre très tôt la vérité de la vie est une sottise. On peut très bien vivre toute une existence sans savoir cuisiner un cochon. Un enfant doit être protégé, et heureusement l’école de la République et les enseignants sont là pour lui montrer le bon chemin. Evitant en cela de lui laisser commettre les mêmes erreurs que ses proches. Pas besoin d’être un grand spécialiste pour comprendre que le petit Baptiste est fortement déstabilisé. Apprendre à quatre ou cinq ans que l’on a un père ; puis apprendre que ce père ne veut pas épouser votre mère et vous abandonne de nouveau pour partir au bout du Monde ; puis apprendre ensuite que ce père indigne a fait un enfant à une autre femme et l’épouse ; puis apprendre enfin que sous prétexte d’un feu sûrement de cheminée votre mère vous abandonne à votre grand-père tueur de cochon, et justicier vengeur à ses heures, a de quoi fragiliser ce petit bonhomme. Je me dois donc de faire mon devoir et de signaler ces faits aux services sociaux de notre département. Je suis persuadé qu’ils agiront en conséquence et sauront trouver une famille de bons français pour accueillir Baptiste. Une famille qui agira avec du bon sens, et permettra à cet enfant de trouver enfin un peu de sérénité. Je vous précise qu’il est dans mes intentions d’informer, madame, ou mademoiselle Sonia Etchebéry (la mère) de cette décision.
Margueritte Duval-Lanterre
Directrice de l’école de Floréal
Je relis la lettre à deux ou même trois reprises, ne saisissant pas très bien le sens de tous les mots. Mais je compris rapidement qu’avant de la remettre à grand-père je devais la faire lire à monsieur et madame Sourtis. À leur retraite ce couple, anciens instituteurs de l’école de Floréal était venu habiter la ferme voisine des Bîmes, à moins d’un kilomètre de L’Arcange. Je les connaissais bien, ils m’aidaient souvent à faire mes devoirs et même plus. Je laissai, un mot à grand-père expliquant que j’étais chez les Sourtis.