Les belles années
Extrait : – Baptiste, grand-père vous a-t-il déjà emmenés pêcher les écrevisses ?
– Non, je sais qu’il y en a dans le ruisseau, mais je ne vois jamais personne les pêcher.
– Parfait, elles doivent être énormes. Nous allons préparer les cannes et les appâts, et nous irons y faire un tour dans la semaine. Les jumeaux, en arrivant, il faudra dire à Mariéta de nous garder les boyaux de poulet. J’irai voir Félicien Briscadieu, le boucher, pour qu’il me mette de côté une tête de mouton. Les filles, si vous le voulez, vous êtes invitées, vous surveillerez les prises.
La petite Simonetta avait l’air très intéressée par l’aventure. Angelika et Edmonde, peut-être un peu moins.
– Tonton Sylvio, les boyaux de poulet, ils serviront à quoi ? Et la tête de mouton ? Ça va sentir mauvais.
– Plus ça sentira mauvais et meilleur l’appât sera. C’est l’odeur qui fera venir les écrevisses, et les plus grosses. Le secret, pour une bonne pêche aux écrevisses, ce sont des appâts bien odorants. Il faut juste trouver un volontaire pour les attacher au bout de la ligne. On le tirera à la courte paille. Alors les filles, vous êtes de la partie ?
Simonetta était toujours partante, Angelika hésitante et Edmonde plus d’accord du tout, à moins que !
– Si maman venait avec nous, je ne pourrais pas rester à la maison seule, alors je serais obligée de venir !
Le lendemain, avec papa et les jumeaux, nous entreprîmes de monter les cannes pour notre partie de pêche : une douzaine. Il s’agissait en réalité de quelques branches de noisetiers sauvages assez droites, équipées d’un morceau de ficelle de lieuse, au bout de laquelle pendait un morceau de fil de fer. Ce morceau de fil de fer servait à présenter l’appât : boyaux de poulet ou morceaux de tête de mouton bien odorants. Il nous fallait aussi une épuisette, réalisée avec un carré de grillage fixé à l’extrémité d’un manche. Tout était maintenant prêt.
Le jeudi, dès deux heures de l’après-midi, direction le ruisseau de Pellegrin. Le temps était à l’orage, l’idéal pour une partie de pêche. Nous nous retrouvâmes au bord de l’eau. Grand-père devait nous rejoindre plus tard. La jeep garée à l’ombre, à peine avions-nous débarqué que mon regard fut attiré par un bruit de moteur.
– Papa, regarde sur la route, c’est encore la Renault Prairie de Margueritte Duval-Lanterre. Elle vient faire quoi ici et elle va où ? Elle a déménagé, c’est plus son coin !
La voiture passa au ralenti sur le petit pont, et s’arrêta quelques mètres plus loin. C’était bien la Duval-Lanterre qui nous épiait. Lorsque papa se dirigea vers elle, elle remit les gaz et repartit.
– Tu crois qu’elle était là pour nous ?
– Sûrement pas, elle passait par là et était curieuse de savoir ce que faisions au bord du ruisseau.
Trop souvent, cette femme s’était retrouvée sur notre chemin et je ne croyais pas trop à la coïncidence. Les filles s’installèrent sous un gros chêne sur une couverture, mais à distance raisonnable. Papa s’adressa à elles.
– Mesdames, s’il vous plaît, les écrevisses ont horreur du bruit. Vous pouvez parler, mais en silence. Pour vous les hommes, surtout ne pas courir sur la berge.
Première tâche : repérer les endroits les plus favorables. Pour papa, les petites cascades au fond bien noir étaient les meilleurs. À la courte paille, c’est François qui gagna le droit de fixer les appâts au bout des lignes. Pour jeter la première canne, nous étions tous derrière papa, même la petite Simonetta était là. Puis chacun à notre tour, nous positionnâmes les cannes tout au long du ruisseau. Lorsqu’enfin vint le temps de relever la première ligne, papa nous expliqua une nouvelle fois le processus.
– Je vais lever très, très lentement. Dans le même temps, Fabien va discrètement déposer l’épuisette dans l’eau. Son but, la faire passer le plus délicatement possible sous l’appât. Les écrevisses y seront accrochées. Ensuite, nous ramènerons très rapidement le tout sur la berge. L’intérêt de la manœuvre est d’éviter qu’elles ne s’échappent.
Nous retenions notre respiration. Fabien exécuta parfaitement la manœuvre, et neuf écrevisses furent mises au sec. Sur les neuf, les trois plus grosses seulement furent conservées. Papa les installa dans le tissu de la robe repliée de Simonetta.
– Fais bien attention ma fille. ! Surtout, manipule-les avec précaution. Tu vois ces pinces, elles sont redoutables pour tes petits doigts. Tu dois saisir l’écrevisse par l’arrière de la tête, sans faiblesse.
Sans attendre, ma petite sœur partit en courant.
– Maman, maman, tante Mariéta, ouvrez vite le panier, j’amène les trois premières !
Vers cinq heures, grand-père nous rejoignit. Pas moins d’une soixantaine d’écrevisses, mesurant toutes plus de quinze centimètres, garnissaient déjà le panier. Fabien venait de remonter l’épuisette qui grouillait de crustacés d’eau douce. Sans trop de précaution, Simonetta saisissait l’une des plus grosses et partait en courant.
– Grand-père, grand-père regarde ! C’est moi qui remplis le panier, c’est moi qui remplis le panier !
Mais la belle ne l’entendait pas de cette oreille, se rebellant, s’accrochant à son petit doigt. Le visage grimaçant, ma petite sœur poursuivit sa course, criant très fort.
– Elle va me couper le doigt, elle va me couper le doigt…
Elle criait fort mais ne pleurait pas. Grand-père arriva vers elle à grandes enjambées. Attrapant l’intruse sans ménagement, il sépara d’un geste sec le corps de la pince qui lâcha aussitôt prise.
– Alors princesse, tu vas bien !
– Ça fait très mal mais ça ne saigne pas. C’est de ma faute, papa m’avait avertie. Viens voir, on a presque rempli le panier.
Moins de vingt minutes plus tard, c’est Angelika qui fit les frais d’une belle qui cherchait son salut dans la fuite. Mariéta se chargea de remettre au pas la rebelle. De retour à L’Arcange, grand-père prépara ce mets de roi dans une poêle, avec juste un peu d’huile, et d’ail et de persil hachés. À ses côtés, épiant ses moindres gestes, Simonetta.
– Grand-père, tu crois qu’elles ont mal les écrevisses quand tu les mets vivantes dans la poêle ?
– Tu sais princesse, je crois qu’elles ne sont plus très vivantes !
– Alors pourquoi elles rougissent, comme moi quand j’ai très chaud ?
Grand-père se contenta de sourire. Nous lui avions parlé de l’ancienne directrice de l’école passant sur la route en nous épiant. Ne voulant sûrement pas gâcher ces bons moments, il n’en dit rien. Papa semblait heureux mais triste en même temps. Cette parenthèse devait lui en rappeler une autre, ou même peut-être plusieurs autres.