Les belles années
Roman Les belles années - Lorsque je me réveillai ce samedi douze janvier, le jour semblait déjà être là. De l’autre coté de la porte, c’était le brouhaha. Et puis, en tendant un peu l’oreille, j’entendis des cris très caractéristiques venant de l’extérieur. L’intensité baissa, et ce fut la fin. Apparemment, le premier cochon avait déjà cessé de vivre. En toute hâte, je passai mon pantalon, ma chemise, mon pull-over, mes chaussettes et mes chaussures. Je fus un peu surpris de l’effervescence qui régnait dans la cuisine. Dehors, le ciel bien bleu, le givre bien blanc recouvrait tout. Une bonne journée s’annonçait.
– C’est maintenant que tu te lèves ! Heureusement que les autres étaient à l’heure. Faut que tu donnes la main pour gratter les poils du deuxième cochon. Pour le premier, c’est déjà fait, il est même déjà pendu dans l’étable. Reste pas là à rêvasser, tu va retarder tout le monde…et blabla, et blabla…
Tout n’était pas encore bien en place dans ma tête. C’était Edmonde, ma cousine, qui m’assaillait ainsi… Comment avait-elle pu se réveiller à l’heure et moi pas ? Hier soir écoutant les grands, je m’étais couché assez tard et voilà que ce matin j’avais manqué une partie du spectacle. Mais il y en avait encore un. Dans la grande bassine sur la table, madame Sourtis préparait le boudin. Remuant doucement le sang encore chaud, elle y incorporait morceaux d’oignons et de gras. Une seconde bassine portée par Antoinette Rosannésarrivait déjà. Antoinette était une amie de longue date de la famille Montazini. Très longtemps, elle avait habité la ferme des Bîmes. C’était elle qui avait cédé la maison aux Sourtis. Grand-père avait racheté les terres.
– Edmonde, au lieu de crier sur ton cousin, tu ferais mieux de lui servir son lait et de lui préparer une tartine. Dehors, il y a du travail, un sac vide ça ne tient pas debout. Bonjour Baptiste, tu vas bien mon petit !
Edmonde ronchonna un bref instant mais s’exécuta.
– Oui très bien madame Antoinette. Je me suis levé un peu tard mais je vais me rattraper.
– Pas de madame, Baptiste, juste Antoinette. Ne t’inquiète pas, ça vient juste de commencer. Tu auras ta part de travail. Mais ne sors pas avant d’avoir mangé une tartine.
Manger une tartine avec du beurre et de la confiture, au milieu des bassines pleines de sang et de cette odeur de cochonnaille ne me disait rien. Mais je dus quand même la prendre, promettant de la manger dehors. À peine sorti, je la donnai à Tarzan ; lui, ne fit pas le difficile. Je partis en courant derrière la maison, c’était là que se situait le spectacle. L’appentis dépassé, je stoppai net. C’est à cet instant que le troisième cochon fut sorti du courtil. La pauvre bête sentait sa fin très proche. Grand-père tirant sur la corde. Victor Lapierre tenant une oreille d’une main, tout en frappant l’arrière train d’une trique avec l’autre. Le cochon hurlait son désarroi. De toute façon, il n’avait pas le choix et rapidement, huit mains fermes - deux pour chaque patte - le firent basculer sur la maie. Parmi les quatre hommes, Martial, ce devait être sa toute première fois. J’avais un peu peur mais en même temps j’étais fasciné, je voulais voir. J’aperçus Madame Eliette prenant des photos. Sur la scène animée par ces hommes et ces femmes, le contraste était saisissant. Le ciel bleu, le froid sec, le givre bien blanc. Cette maie, ce cochon en sursis, et quelques pas plus loin, son compagnon au toilettage dans une autre maie inondée de vapeur chaude. Et au milieu de ce va et vient ininterrompu, cette dame élégamment vêtue d’un pantalon noir, petite veste et bottines assorties. Cheveux ceints par un foulard de même ton. Puis, grand-père passa la petite corde autour du groin de l’animal, sans doute une façon de mieux le maintenir. Il le tira ensuite vers l’avant pour bien dégager sa gorge. Lorsque Antoinette poussa la bassine sous le cou de la bête, j’aperçus la main de grand-père saisissant le couteau. Alors les cris de la bête s’intensifièrent, et malgré moi je m’échappai, courant devant L’Arcange, bouchant les oreilles de mes mains. Je ne retournai que lorsque les cris cessèrent. Je croisai Antoinette portant la bassine pleine de sang chaud. Toujours en embuscade, Madame Eliette poursuivait son œuvre. Prudemment, je m’approchai de la maie, faisant d’abord plusieurs tours à distance, repérant la plaie à la gorge. À l’instant où j’arrivai à toucher la bête, Martial arriva derrière moi, et par surprise, il me donna un petit coup sur l’épaule, poussant un cri. Je sursautai.
– Tu es fou, tu m’as fait une de ces trouilles !
Ma peur s’envola d’un coup. À quelques mètres autour de l’autre maie, quatre hommes, avec Fabien et François armés de grattoirs, faisaient la toilette du deuxième cochon. La bête trempant dans de l’eau bouillante était débarrassée de tous ses poils. Je m’approchai et Alphonse Diodin, le maître de chai du château Tourne-pique, m’interpella.
– Petit, ne reste pas sans rien faire. Je vais te montrer comment on arrache les ongles, après ça sera ton tour.
Alphonse se saisit d’un crochet métallique qu’il enfila sous un premier ongle. Puis d’un coup sec, il tira. Et l’ongle s’éjecta.
– Tu as compris, ou tu veux que je te montre une deuxième fois ? Ne t’inquiète pas pour le cochon, il ne sent plus rien. Par contre, tu dois faire attention aux autres personnes. Tu ne dois pas les éborgner.
Une seconde fois, Alphonse Diodin s’exécuta. Ça avait l’air simple. Pour mon premier, il tint le pied de la bête. Je glissai alors la partie pointue du crochet sous l’ongle et d’un coup sec je tirai. Pas assez fort ! Serrant des dents, tirant la langue, je dus m’y reprendre à deux fois, enfin il céda. Et au même instant, derrière moi le déclic.
– C’est très bien petit… Il n’est jamais trop tôt pour apprendre.
Je me retournai pour apercevoir madame Eliette, petit sourire malicieux au coin de ses lèvres. Puis une voix que je ne connaissais pas se fit entendre. Apparut une dame, habillée sévèrement, portant au bout de son bras un cartable de cuir noir. Elle aussi était parfumée. Mais rien de commun avec le parfum de Madame Eliette ou même celui de maman ou de madame Sourtis.
– Moi par contre, je ne crois pas que ce spectacle soit pour un enfant de cet âge.
Je compris immédiatement que les ennuis commençaient, ou plutôt recommençaient. Que madame Duval-Lanterre avait mis ses menaces à exécution. Dans la seconde, je vis grand-père arriver à grandes enjambées.
– Pardon madame, je ne crois pas que nous nous connaissions !
– Monsieur Émilio Montazini je présume ! Je suis madame Lucienne Grandon, j’appartiens aux services sociaux du département. J’arrive tout spécialement d’Auch. Nous avons reçu un courrier de la directrice de l’école de Floréal, madame Duval-Lanterre. Ce qui est écrit dans ce courrier nous paraissait totalement invraisemblable. Pourtant, je viens de me rendre compte que c’était bien vrai, et que cette dame n’exagérait en rien. Il est scandaleux de laisser un enfant de huit ans assister et même participer à ce spectacle horrible. Je présume que sa mère n’est pas au courant ?
Et voilà que ça recommençait. D’abord, je n’avais pas huit ans, mais bientôt neuf. Ensuite, que des voyous essaient de nous tuer maman et moi, ça n’inquiétait pas grand monde. Par contre pour un cochon, on en faisait toute une histoire.
– Madame Grandon, je suis assez grand et j’ai suffisamment d’expérience pour savoir ce que peut voir ou ne pas voir Baptiste. Personne ne l’a obligé à assister à ce spectacle. Il s’est approché, puis il s’est éloigné. Puis, lorsque qu’il l’a décidé, il est revenu. Il sait ce qu’est la mort d’un animal. La mort d’un animal destiné à être mangé, ou même la mort d’un animal tué par des bêtes sauvages. Je ne sais pas d’où vous venez, mais à la campagne, lorsqu’on élève un animal, il est tout naturel ensuite de le tuer pour le manger. C’est dans l’ordre des choses. Et plus vite un enfant comprend cela, et mieux c’est pour lui. Ici, c’est dans…
La dame lui coupa la parole mais grand-père, très remonté, n’avait pas l’intention de la laisser faire. Les éclats de voix alertèrent tout le monde et tous étaient là, en cercle, écoutant le mélodrame. À deux reprises, j’entendis le déclic de l’appareil de Madame Eliette, puis mon attention se reporta sur grand-père.
– Je disais donc qu’ici en Gascogne et dans toutes les fermes des pays de France, la fête du cochon est incontournable. Mais c’est beaucoup plus qu’une fête, c’est une coutume, une tradition, parmi des dizaines d’autres ancrées dans nos campagnes depuis la nuit des temps. Ces coutumes, ces traditions, il appartient aux plus anciens d’y associer les jeunes dès leur plus jeune âge, sans les obliger, en leur faisant juste comprendre l’importance de cet héritage. Les mauvaises coutumes, les mauvaises traditions s’effacent d’elles mêmes. Il n’y a ni barbarie, ni animosité à l’égard des animaux abattus, bien au contraire. Jusqu’à leur dernière heure, ils sont bien nourris, bien traités. Les humains doivent juste se nourrir et pour cela, ils élèvent des animaux, puis ils les tuent. Je sais, madame, que vous savez tout ceci, ou alors vous arrivez d’une autre planète. Il faut que vous sachiez une chose très importante : Baptiste m’a été confié par sa maman parce qu’il est en danger. Baptiste est mon petit-fils et il restera ici à L’Arcange le temps qu’il faudra. J’ai perdu beaucoup d’êtres chers dans ma vie, et il y a très longtemps que j’ai compris que je devais m’investir et même aller très loin pour tenter d’éviter d’autres drames. Vous savez sans doute de quoi je veux parler, mais l’exacte vérité vous ne la connaissez pas. Depuis des siècles et des siècles, dans cette maison bien des choses se sont passées, mais jamais la menace n’a triomphé. Je…
Durant presque cinq minutes, grand-père argumenta, lui qui d’habitude ne parlait presque pas, j’en fus même surpris. Tout comme la plupart des personnes qui l’écoutaient. Lorsqu'il en eut terminé, les applaudissements fusèrent. Madame Grandon ne s’attendait sûrement pas à cela, pensant avoir affaire à un individu rustre, sans culture, sans discours. Le rapport de la directrice ne l’avait sûrement pas avantagé.
– Je vous ai écouté et je prends note. Je ferai mon rapport et vous serez avisé des suites que nos services décideront de donner à cette affaire.
Sans un mot de plus, dame Grandon tourna les talons et s’en retourna vers son automobile.
– Grand-père, je fais quoi moi maintenant ?
– Et tu étais en train de faire quoi ?
– J’arrachais les ongles des pieds !
– Et bien tu continues. Après tu auras le dernier à faire.
Le deuxième cochon fut bientôt pendu tête en bas, à coté du premier dans l’étable qui n’avait pas vu de vaches depuis plus de vingt ans. Les murs avait récemment été passés à la chaux. Dehors, le troisième porc poursuivait sa toilette. Même les oreilles et le groin y passeraient. Puis, grand-père s’équipa d’un couteau à lame assez courte et très effilée. Et il commença à ouvrir le ventre du premier cochon, du haut vers le bas. Un quart d’heure plus tard, je me retrouvai à nettoyer les boyaux fins qui serviraient à faire la saucisse. Il fallait les vider, les laver à grande eau, puis les retourner sur une baguette de bois pour ensuite les peler de l’intérieur et les laver encore à grande eau. Après le deuxième, j’avais compris le principe et passai à autre chose.