Les belles années
Roman Les belles années - Extrait : – Madame Duval-Lanterre, que savez-vous de ma vie? Savez-vous seulement pourquoi je suis venu habiter chez mon grand-père ? Savez-vous pourquoi ma maman n’a pas hésité à se séparer de moi pour me confier à grand-père ? Savez-vous...
– Tais-toi Baptiste, je t’ai déjà dit et redit de ne pas couper la parole des grands. Ceci n’est pas une discussion pour les enfants, c’est une affaire de grands.
– Madame la directrice, auriez-vous peur d’entendre la vérité sortir de la bouche de cet enfant ? Baptiste a vécu ce qu’aucun enfant ici présent n’a vécu, et heureusement pour eux. Ça lui a forgé un caractère que bien des adultes peuvent lui envier. Il a vu des voyous tirer sur sa maman, elle a riposté en tuant l’un des agresseurs, en blessant un autre. Mais ils étaient en trop grand nombre, et sa mère a été très grièvement blessée. Baptiste a été enlevé par ces même voyous, c’est son père, mon fils et un ami qui sont allés le libérer, de l’autre coté de la frontière. Les choses se sont déroulées de façon dramatique. Cet enfant a vu une femme pointer un revolver sur lui et il a vu son père abattre cette femme sans hésitation. Baptiste a rendu visite à sa maman sur son lit d’hôpital. Les médecins ne pouvaient pas se prononcer. Durant des jours et des jours, elle était entre la vie et la mort, et Baptiste et son père, mon fils, étaient là pour la soutenir. Savez-vous ce qui s’est passé le mois précédant son arrivé ici ? Une meute de chiens errants a attaqué le troupeau. Avec Réglisse, ils les ont chassés. Ça n’a pas été facile, mais ils y sont parvenus. Ce jour là, trois brebis ont été égorgées à quelques mètres seulement de lui. Et ce n’était pas la première fois que cela arrivait. Pensez-vous toujours que la vue d’un cochon mort dans une maie ou sur une table puisse le traumatiser? Cet enfant est bien plus mature que vous ne le pensez chère madame. Il a été conçu dans la clandestinité, et il est né sur les pentes de L’Arradoy. Ses premiers pas, il les a faits sur cette terre du Pays Basque ; ce n’est pas un enfant ordinaire. Quant à mes amis, bien sûr que je vais les avertir ! Ils agiront et nous gagnerons. Baptiste restera à L’Arcange le temps qu’il faudra. Puis dès que le danger sera écarté, il retournera chez sa maman à la ferme Etchebéry. Madame Duval-Lanterre, avant de partir - paix à son âme - votre père vous a transmis sa haine et sa rancœur et vous avez accepté cet héritage fielleux sans même réfléchir. Sincèrement je vous plains chère madame.
Pour les chiens errants, c’était surtout Réglisse qui les avait mit en fuite. Réglisse est de la race des chiens de berger. En réalité, il est issu de deux, et peut-être même de trois races de chiens de berger. Patou des Pyrénées, ce qui lui vaut sa forte corpulence, avec un zeste de Labrit pour sa souplesse et son habileté. Et sans doute un autre zeste de Patou de la sierra des Aires au Portugal, auquel il doit sa part de couleur fauve et noire. Son cou, le bas de ses membres et ses pattes sont blanches. Protéger et surveiller le troupeau sont des dons hérités de ses ancêtres. Il pèse ses cent vingt livres et avec lui, je me sens en parfaite sécurité.
Sans prononcer le moindre mot, le Général suivait la conversation. La directrice voulu répliquer à grand-père, mais cette fois monsieur le maire ne lui en laissa pas le temps.
– Bonjour madame Duval-Lanterre. Je crois qu’il est temps pour moi d’intervenir dans cette conversation. Monsieur Sourtis vient de me faire part de votre dernier exploit. Je n’ai pas encore lu le courrier, mais les meilleurs passages m’ont été rapportés. Du grand art, du très grand art même! Le style est visqueux, méphitique, fétide et nauséabond ; je reconnais bien là l’influence de votre défunt père, paix à son âme. Je pense que cette fois vous avez dépassé les limites de la décence.
– Général Clément-Autun, vous avez usé et abusé de ce titre pour battre mon père et il en est mort. Mais ici, nous sommes dans l’école de la République et non dans l’arène politique. Votre grade, vos mascarades ne vous servent plus à rien, sinon à mystifier quelques crétins. J’avertirai non seulement les services sociaux mais également l’inspection académique. Ils m’entendront et, j’en suis certaine, Baptiste sera placé dans une famille d’accueil.
– Votre père a été battu à la loyale et vous savez très bien pourquoi. Vous savez aussi que votre père était condamné depuis longtemps et que cette défaite n’est pour rien dans sa disparition.
La conversation se poursuivit sur le même ton durant trois à quatre minutes. Puis, grand-père reprit la parole.
– Baptiste, tu ne resteras pas une minute de plus dans cette école. Je sais que tu y avais beaucoup de copains mais tu n’y es pas en sécurité. Tu iras à Villeneuve-de-Floréal, je connais bien l’instituteur, il t’acceptera sans aucune difficulté. Un dernier détail madame Duval-Lanterre : Sonia Etchebéry et mon fils Sylvio sont français. L’un comme l’autre n’ont pas eu à faire de démarches, ce sont les autorités françaises elles-mêmes qui leur ont proposé de devenir citoyen et citoyenne de ce beau pays. Une récompense pour leur combat dans la résistance et dans l’armée de libération. Et si ma fille et moi n’avons pas pu encore obtenir cette nationalité française, c’est grâce à la lettre de votre père, adressée à la fin de la guerre aux autorités. Cette lettre accompagnait notre demande de naturalisation. Son contenu devait bien sûr rester confidentiel mais des amis ont pu la lire. Ce qu’il a écrit est ignoble, tout comme l’héritage qu’il vous a légué. Le bonjour chez vous madame la directrice.
Sans attendre, nous nous retirâmes, laissant la directrice un peu sur sa faim. Aller à l’école de Villeneuve-de-Floréal ne m’enchantait guère, je n’y connaissais personne. Mais c’était sans doute la meilleure des solutions. En plus, je n’aurais plus à redouter King-Kong. Au château Tourne-Pique, nous retrouvâmes les Sourtis en grande discussion avec Madame Éliette, l’épouse du Général. D’habitude, les gens du pays s’habillaient avec les habits du dimanche seulement lorsqu’ils sortaient de chez eux. Pour aller à la messe, à la foire, à un mariage ou à un enterrement. Mais pas Madame Eliette, même dans sa maison, dans son jardin, dans sa cuisine, elle apparaissait toujours habillée très élégamment. La plupart du temps, robe, tailleur ou pantalon (c’était bien la seule femme que j’avais vu habillée d’un pantalon), chaussures, chapeau ou foulard et même sac à main assortis. En plus, elle s’exprimait toujours posément, sans monter ni baisser de ton, même pour réprimander Martial. Les ongles de ses mains étaient toujours parfaits et recouverts d’un vernis rouge identique à son rouge à lèvres. Son parfum aussi était très différent. Maman se parfumait, madame Sourtis et bien d’autres femmes du bourg également. Mais le parfum de Madame Eliette se reconnaissait entre tous. Au tout début, son attitude m’avait impressionné, voire intimidé, maintenant je m’y étais habitué. Madame Eliette était photographe. Sa spécialité : les photos pour les journaux ou les éditions d’ouvrages.