Les belles années
Extrait : Les belles années, série les exilés de L'Arcange - Elle partit, courant comme une folle, criant à tue-tête : – Baptiste a des chaussures toutes neuves, Baptiste a des…
Elle, c’était Isabelle Letémoin de la ferme des Saulles. Et tous voulaient les voir mes belles chaussures neuves, certains voulaient même savoir combien elles coutaient. Ce ramdam ne tarda pas à arriver aux oreilles de la directrice, Margueritte Duval-Lanterre.
– Que se passe t-il encore ?
– Madame, c’est Baptiste, il a de très belles chaussures en cuir toutes neuves. C’est un cadeau de son père qui les a envoyées d’Australie. Elles sont vraiment…
La directrice s’avança vers moi, m’empoignant par l’épaule.
– Baptiste, ce que tu fais est indécent. Ce n’est pas bien de se vanter d’avoir de belles choses, quand d’autres sont complètement démuni. Regarde autour de toi, un très grand nombre de tes camarades n’ont que de vieilles chaussures maintes et maintes fois réparées et ressemelées. Ton comportement est immoral, inadmissible.
– Mais madame, j’y peux rien moi si certains de mes camarades n’ont pas de chaussures neuves, je…
– Tais-toi Baptiste, on ne coupe pas la parole des grandes personnes. Tu pouvais très bien mettre tes chaussures neuves sans t’en vanter. Mais toi, c’est la première des choses que tu fais en arrivant dans la cour. Tu es très mal élevé, toute ton éducation reste à faire.
– Mais madame, c’est pas moi qui me suis vanter, c’est Isabelle. Elle…
– Tais-toi Baptiste, tu n’as rien compris à ce que je viens de te dire ! On ne coupe pas la parole aux grandes personnes, et à plus forte raison quand il s’agit de la directrice de ton école. Et en plus tu dénonces une camarade ! Tu es puni, tu vas immédiatement aller en classe et copier cent fois : la vantardise est un vilain défaut. Et cent fois : je ne dénoncerais plus mes petits camarades. Et quand tu en auras terminé, tu conjugueras vingt fois « ne pas se vanter » au futur simple de l’indicatif.
Je ne répondis pas, pas la peine d’aggraver mon cas. Puis elle rajouta quelques mots qui ne m’étaient pas véritablement adressés, mais qu’elle souhaitait quand même que j’entende.
– Quelle impertinence, mais cela ne m’étonne guère. Avec un père qui l’abandonne et se sauve à l’autre bout du monde et une mère qui s’en débarrasse en le confiant sous un prétexte futile au premier venu. Quelle famille, et dire que nous les avons accueilli en leur offrant ce que notre pays avait de meilleur. Pauvre France…
Depuis le dix-sept juin dernier j’habite la ferme de L’Arcange, chez grand-père Émilio. Et au premier octobre j’ai fait ma rentrée des classes à l’école de Floréal. C’est suite à l’incendie de notre bergerie sur L’Arradoy à Saint-Jean-Pied-De-Port. Heureusement, en aboyant, Réglisse a donné l’alerte et nous avons pu sauver presque toutes les brebis et même les agneaux. Seules trois, sur le point d’agneler ont péries, c’était très dur à voir. Le bâtiment, la fromagerie, le foin, tout a été détruit. Les gendarmes ont dit que ce n’était pas accidentel et maman avait très peur pour moi. Grand-père a alors proposé de m’installer chez lui. Le temps que les choses retrouvent un cours normal. Maman hésitait. Tante Mariéta aussi avait offert de m’héberger chez eux à Agen. Mais avec les jumeaux qui lui donnaient déjà du fil à retordre, grand-père décida que ce n’était pas la peine d’en rajouter. Le dix-sept juin, jour de mon huitième anniversaire, je quittai la ferme Etchebéry sur L’Arradoy pour L’Arcange. Maman et mon chien Réglisse me manque beaucoup, mais grand-père Émilio s’occupe très bien de moi.
Pour l’incendie de la bergerie, maman a de très forts soupçons. Elle pense que son oncle, Ramuntxo Etchebéry et ses deux fils en sont les auteursà cause de l'héritage. Ils habitent Mestérika à quelques cent trente kilomètres de l’autre coté de la frontière.
Au début c’est grand-père Émilio qui m’accompagnait à l’école de Floréal. Maintenant nous faisons un bout de chemin ensemble, puis je continus à pied avec les autres voisins. Nous sommes plus d’une quinzaine sur la route. Ça rassure grand-père de voir tous ces enfants autour de moi. Tous ne sont pas de nos amis, loin s’en faut. Mais le pire, c’est Anatole Letourneur. Derrière son dos, on le surnomme King Kong. Mais derrière son dos seulement. C’est le fils de Félicien Letourneur de Villeneuve-de-Floréal. D’après ce que j’ai compris mon papa, alors qu’il avait mon âge a assez bien connu Félicien. Des quelques frictions qu’il y a eu entre eux, apparemment le papa d’Anatole en garde quelques rancœurs. Normalement Anatole n’aurait jamais dû venir dans notre école. Mais son père avait fait des pieds et des mains pour que King Kong soit scolarisé à Floréal. Autre petit détail qui avait facilité la chose, sa mère Gertrude Lamaison, concubine de Félicien Letourneur travaille à la poste de Floréal. Anatole est très grand, et très costaud pour ses douze ans. Ses bras très longs sont munis à leur extrémité de véritables battoirs. Vous comprenez maintenant d’où vient son surnom. Je suis persuadé qu’il est le portrait de son père à son âge. Dommage pour lui, mais son cerveau n’a pas véritablement suivit l’évolution de son corps. Sa tête pourtant assez imposante semble vide, et malgré ses trois années de plus, il traîne encore son imposante carcasse dans ma classe. Le problème est que l’énergumène et moi empruntons en partie le même chemin. Il a déjà tenté de me chercher des crasses, mais il y a d’autres grands et je cours bien plus vite que lui. Alors il ronge son frein et attend son heure. Il a bien failli la trouver une fois son heure. Heureusement Lucien Lachaume, le facteur passait par là et lui a passé un savon. Je l’aime bien Lucien Lachaume. Il passe souvent à la maison boire un verre et discuter avec grand-père. Le pauvre a perdu sa femme, Etiennette il y a quelques mois. Elle s’est noyée dans le puits en remontant de l’eau. Il a beaucoup de mal à s’en remettre. D’autant plus que des rumeurs parlaient de suicide, mais bon les rumeurs ! Le directeur ou plutôt la directrice de l’école de Floréal se nomme Margueritte Duval-Lanterre. Elle fait la classe des grands, c’est la fille de Gaston Lanterre, l’ancien maire du bourg. Au lendemain de la guerre, le général Aristide Clément Autun, le propriétaire du château Tourne-Pique lui a ravi la mairie. Quelques mois plus tard, l’homme décédait. Grand-père est régisseur au château, il est aussi l’ami du Général, alors cette dame nourrie quelques griefs à l’égard de nos familles. Elle raconte à qui veut l’entendre, et parfois ils sont nombreux, que son père est mort à cause du Général et de ses amis. À plusieurs reprises, j’ai dû supporter ses réprimandes injustes. Avant l’hiver papa m’a envoyé de belles chaussures hautes, en cuir, avec de gros crampons. Elles sont vraiment très belles mes chaussures. À peine arrivé dans la cour de l’école je les ai faites admirer à Isabelle Letémoin de la ferme des Saulles. Vous connaissez la suite, et la directrice m’a puni. D’abord, je ne me suis pas vanté, je les ai juste montré à Isabelle mes chaussures. Et puis j’y peux quoi moi si Isabelle l’a répété à tout le monde en criant très fort ? Et mon papa, il y peut quoi si des parents n’ont pas les moyens d’acheter des chaussures neuves à leurs enfants? Et puis, pour qu’elles deviennent vieilles un jour les chaussures, faut bien qu’un autre jour elles aient été neuves ! La semaine dernière c’est grand-père qui m’a acheté des bottes, celles que j’avais ramenées de L’Arradoy étaient trop petites. Avant d’aller à l’école, je les ai un peu salies dans l’eau boueuse. Et je n’ai surtout pas commis l’erreur de les montrer à Isabelle. C’est dommage de ne pas pouvoir montrer les cadeaux, mais c’est comme ça la vie. Plusieurs fois, les remontrances portaient sur mon repas du midi. Le midi, ceux qui sont trop loin pour rentrer chez eux, dînent dans un réfectoire. Nous sommes une bonne cinquantaine. Chacun mange le repas que les parents ont préparé dans la musette. Madame la directrice trouve que grand-père me donne trop. Elle sort son refrain habituel, sur l’indécence d’afficher ses moyens, alors que d’autre n’ont presque rien. C’est vrai qu’il m’arrive de ne pas tout manger, mais c’est surtout du pain qui reste. À mon retour de l’école, Tarzan me donne un coup de main. Le chien faut bien qu’il mange aussi. Ce qu’elle ne sait pas la directrice, c’est que je donne toujours un peu de mon repas à la petite Justine. Souvent, la pauvre n’a qu’une pomme. Justine, c’est un peu la Cosette de Jean Valjean dans les Misérables de Victor-Hugo. Sauf qu’il n’y a pas de Thénardier et qu’elle a encore sa maman. Son papa, elle ne l’a jamais connu. J’en ai parlé avec grand-père et depuis il me prépare tous les matins un petit paquet, juste pour elle. Mais ça personne ne le sait, et j’ai demandé à grand-père de garder le secret. Si ça s’apprenait on dirait que Justine est ma fiancée, et des fiancées je n’en veux pas, j’ai déjà ma maman. Je m’arrange toujours pour lui remettre le paquet pendant le trajet. J’ai même proposé à grand-père de lui donner mes anciennes bottes, trop petites. Elles ne sont pas percées, alors autant qu’elles servent à Justine. Le lendemain, elle les avait déjà aux pieds, pourtant il ne pleuvait pas. Je pense que c’était juste pour me faire plaisir. Mais ça elle ne l’a pas dit, elle ne parle pas beaucoup la petite Justine. Elle toujours l’air un peu triste. À la directrice j’aurais voulu lui répondre que sa Renault Prairie vert forêt, elle la montrait bien. Et pourquoi acheter une voiture de six à sept places, alors qu’ils ne sont que deux, si ce n’est pour se pavaner avec ! Et les pauvres des autos, ils n’en possèdent pas. Souvent, ils n’ont même pas de bicyclette. Et puis, je n’allais quand même pas me priver de manger, sous le seul prétexte que d’autres étaient plus pauvres. C’est vrai qu’on ne manque de rien à L’Arcange. Mais grand-père travaille beaucoup, il a deux travails et même trois l’hiver : la ferme de L’Arcange avec la vigne et ses champs de blé et d’avoine. Et même un champ de maïs. Il a son poste de régisseur au château Tourne-Pique. Pour le troisième, je ne peux pas vous en parler, vous comprendrez pourquoi plus loin. Et en plus, il est associé avec le Général et deux autres paysans dans une affaire à Condom « Délices de France et de Gascogne ». Si je dis à la directrice que certains habitants de Floréal sont des fainéasses et qu’ils dépensent le peu d’argent qu’ils gagnent au café de Pierrette Malfeu, au lieu d’acheter à manger pour leurs enfants, je vais me faire disputer. Pourtant, c’est Armand Malcoeur de la ferme de la Gare qui le dit. Et lui, c’est comme grand-père il travaille encore beaucoup. Il est déjà vieux, mais il aide son fils Grégoire et fait toujours ses dix à douze heures. Mais bon, pendant les cours je suis dans la classe de Gustave Duval, le mari et ça peut aller.