Le seigneur de Saint-Cirq

Episode 5 - En fin milieu d’après-midi Barasc jeta l’éponge, et signifia au juge qu’il se retirait du débat. Non sans menacer notre famille et les Cardaillac.
– Vous n’êtes que des couards et vous n’allez pas vous en tirez pas aussi facilement. Vous n’aurez pas toujours cent cinquante bonhommes pour vous cacher derrière. Si je n’obtiens pas gain de cause auprès du Sire Alphonse de Poitiers, ça sera la guerre. Et croyez-moi sur parole, des alliés j’en trouverai.
– Nous sommes à ta disposition, grand Seigneur de Cabrerets. Tu as raison de partir, va surveiller ta femme et tes filles, avec tous ces soudards dans ta maison, il se pourrait bien des choses. Dis-moi, ils ne t’obligent pas à manger comme eux au moins ? Et tes fils, dix sept et dix huit ans je crois ! Ils savent monter à cheval au moins ? J’ai ouï-dire qu’ils excellaient dans la broderie ! Dans le point de croix, je présume ! Me vient une idée, Barasc, et si nous organisions une joute ! Entre les jeunes, bien sur ! Tes deux fils, contre deux des nôtres ! Le clan qui gagne remporte la mise ! Si tes deux brodeuses de garçons remportent le tournoi, ne te rembourserons ce que tu dis, avec les intérêts même. Pense-y, chevalier de Cabrerets, penses-y !
Tout notre clan se retrouva à Cénevières, chez grand-père Déodat et grand-mère Guenièvre pour fêter la victoire. Les hommes n’avaient point ripaillé ce midi, ils allaient se rattraper au souper. Dans la cour du château, tout était prévu. Depuis le matin une génisse d’Aubrac se laissait lentement rôtir, elle était maintenant à point. Les terrines, jambons et saucisses de pourceau garnissaient les tables, disputant leur place aux poulardes farcies, au milieu des pains de douze livres. Puis le vin de Cadurcia commença à couler à flot. Ce fut le signal de départ. Durant les agapes, chacun refaisait le spectacle de la journée à sa façon. Chacun en rajoutant une couche. En quittant Cahors, sûrement conviés par l’un des seigneurs, troubadours et ménestrels, amuseurs publics et cracheurs de feu s’étaient joints à la troupe. Le festoyer se poursuivi une bonne partie de la nuit. Certains, incapables de remonter sur leur destrier, ne repartirent que le lendemain matin. C’était ça la convivialité en Quercy, et dire que ces chenapans d’anglais voulaient tout changer. Je vous le demande, peut-ont vraiment faire la fête en mâchouillant du pouding et en buvant de l’eau chaude sucrée, tout en levant le petit doigt ?
Quelques semaines plus tard…
En écoutant à la fenêtre de ma chambre, je les entendais parfaitement. Dans la vallée du Lot en amont du château, venant de Cénevières. Des voix rebondissant sur les falaises et montant dans le ciel bleu de cette belle matinée de janvier. Ces voix étaient celles de la meute de mon grand-père, découplée depuis l’aube. Plus de quarante grands bleus de Gascogne s’affairaient sur la voie d’un animal. Peut-être sus scrofa, ou alors cervus elaphus, ou même capreolus capreolus. Plus la meute se rapprochait, et plus la musique s’élevait, joyeuse, emplissant l’espace. Parmi plus d’une cinquantaine de suiveurs, mes trois grands frères participaient à la fête. J’avais hâte d’être grand. Puis je l’aperçu sur la berge opposé de la rivière, un magnifique brocard. Sans hésiter il entra dans l’eau, et se retrouva assez rapidement sur notre rive, se dirigeant directement sur le village. Les chiens encore sur l’autre berge, le brocard s’arrêtait, écoutait, puis repartait, toujours dans ma direction. Bientôt il aurait atteint le jardin du monastère. Dans une haie de buis, il se cacha. Tout en bas les premiers chiens n’avaient toujours pas atteint notre rive. À cet instant je me décidai. J’allai descendre, et tenter de lui sauver la mise. Après tous les efforts qu’il venait de faire, il méritait bien ça. Très discrètement, je me faufilai à l’extérieur de notre château, me dirigeant vers le monastère. Le brocard s’était dissimulé tout au fond dans une haie bien épaisse. Je suivis le chemin jusqu’au bout, tentant de repérer la bête. C’était bien plus facile de tout en haut. Lorsque j’entendis le bruit de sabots de cheval, je pensai tout de suite à l’un des piqueurs. Lorsqu’il arriva sur moi, je lui fis signe que le brocard avait doublé sur sa voie. L’homme sur sa monture, barbe de plusieurs jours, me semblait gigantesque. Se penchant légèrement, sans hésitation, il me happa par le haut de mon mantel et me hissa, m’installant à plat ventre sur le devant de la selle. Je tentai de me dégager, mais sa main me semblait d’acier. Rapidement et sans que je ne puisse rien faire, il passa un sac sur ma tête, m’attachant les poignets derrière le dos. Tout s’était passé si vite que l’idée même d’appeler au secours m’avait échappé. Qui était-il ? Qu’allait-il faire de moi ? Où allait-il m’emmener ? Et pourquoi ? J’avais interdiction formelle de sortir seul du château, pourquoi avais-je désobéi ? Et puis comment savait-il me trouver là ? Maman ou Gilette, ma nourrisse, allaient-elles se rendre rapidement compte de ma disparition ? La chevauchée me semblait interminable, et dans la tête tout s’entremêlait. Mais en même temps ma détermination d’échapper à mon ravisseur, à la première occasion se renforçait. Enfin l’homme arrêta sa monture. Je compris qu’il descendait de cheval, mais il me laissa en place, callé contre le pommeau de la selle.
– Écoute la Merdaille, tu ne bouges point d’un pouce, sinon c’est la bastonnade.
Sa voix était forte, rocailleuse. C’était sur, il devait se soulager la vessie. Sans même réfléchir plus, je me laissai descendre en arrière et rapidement j’atteignis le sol, tombant sur les fesses. Rapidement je me relevai, mais aussitôt l’homme m’agrippa au colbac, poussant un juron. : – Peste soit de merdaille. Je devais rapidement trouver un moyen d’échapper à son courroux.
– Mais moi aussi, j’ai besoin de me soulager.
– D’accord, d’accord la merdaille, mais pas d’entourloupe.
Il me délia les poignets, mais laissa le sac de jute sur ma tête. Un instant plus tard, et d’une seule main il me réinstalla, contre le pommeau. Puis il se remit en selle et nous repartîmes. Depuis combien de temps avions-nous quitté Saint-Cirq ? Impossible de savoir. Lorsque je me réveillai, plusieurs personnes discutaient autour de moi.
– Laisse-lui le sac sur la tête, tu vas le descendre tout en bas. Écoutes la merdaille, tu vas te tenir à son coup. Si tu lâches c’est tant pis pour toi.
Au travers des mailles du sac de jute, une lueur, sûrement celle d’une torchère. Puis je compris que l’homme qui me transportait descendait par une échelle, puis par une autre, et encore une autre. J’avais déjà vu ce genre d’installation lorsque les compagnons avaient restauré le clocher de l’église de Saint-Cirq. Mais cette fois, cela me semblait bien plus haut. À plusieurs reprises le malandrin me demanda de desserrer mon étreinte. Lorsqu’il retira le sac, je fus ébloui par la lueur de sa torchère, impossible de trop voir à quoi le bougre pouvait ressembler. De toute façon, ce n’était pas celui qui m’avait amené jusqu’ici. J’avais l’impression de me trouver tout au fond d’une grotte.
– Suis-moi le jouvenceau et attention ou tu poses tes pieds.
Après une cinquante de pas, peut-être plus, le malandrin ne me fit signe de la main.
– Voilà ta couche pour cette nuit, tu auras ta pitance demain matin. Juste un petit conseil, n’essais pas de t’enfuir, tu ne trouverais point ton chemin, mais juste celui de l’enfer. Tout autour de toi, ce ne sont que trous d’eau et précipices. Faits de beaux rêves, jouvenceau.
Je me retrouvai seul dans le noir, couché sur une paillasse humide. Durant toute la journée j’avais serré les dents, mais là, je m’effondrai, sanglotant comme un perdu. Qu’allait penser de moi, ma mère et mon père ? Je leur avais désobéi et maintenant j’étais très loin d’eux, prisonnier d’une bande de malandrin. Jamais ma famille ne me retrouverait ici. Peut-être mes ravisseurs allaient-ils demander une rançon ? À bout de force je m’endormis. Lorsque je me réveillai, je constatai que j’étais bien dans une grotte. Le jour me parvenait. Me déplaçant de quelques pas, je compris qu’il venait de très, très haut, sûrement presque cent pas, par une gigantesque ouverture. Un véritable puits dans la roche, presque rond, avec le ciel bien bleu, tout en haut. De paliers en paliers, des échelles avaient été installées pour permettre l’accès. La dernière était remontée, pour éviter que je puisse m’enfuir. C’est en retournant près de la paillasse que j’aperçu un morceau de pain, à même le sol : c’était là ma pitance ! Je ne fis pas le difficile et me jetai dessus. Il était dur, mais en quelques coups de dents, il ne restait plus rien. Je décidais alors de visiter les lieux. Rapidement je me trouvai face à une rivière. Je la suivis un instant, mais sans lumière j’étais très limité dans mes déplacements et je retournai sur mes pas.
– Eh oh ! Eh oh, il y a quelqu’un ?
À trois ou quatre reprises, je réitérai mes appels, mais aucun écho. Lorsque j’aperçu une lueur je me retournai, un homme arrivait, torchère en main. Un personnage guère plus grand que moi, mais beaucoup plus trapu, avec une tête d’homme : un nain. II mima une révérence.
– Seigneur de La Popie, bienvenue dans votre nouvelle demeure.
Sous ses airs marrants, le petit bonhomme me semblait être un coquin. Accroché à sa ceinture une dague dans son fourreau. Sur lui, j’avais l’impression d’y voir une épée.
– Comment connais-tu mon nom ? Qu’allez-vous faire de moi ?
– Poses pas de questions demi-portion. Tu vas me suivre, et surtout fait bien attention ou tu poses tes pieds. Sinon, c’est direction l’enfer.
Je lui emboitai le pas, sans dévier d’un pouce. Boitant légèrement de sa jambe droite, il avançait avec un déhanchement un peu pataud. Puis nous arrivâmes au bout du chemin, devant nous, une barque. À partir de ce niveau, il n’y avait plus que le lit de la rivière.
– Tu vas tenir la torchère, à moins que tu préfères prendre les rames ?
Après un trajet assez long nous accostâmes dans une vaste et magnifique salle donc une grande partie était occupée par l’eau.
– Voilà, Monseigneur est arrivé dans ses appartements ! Ici, personne ne viendra te chercher. De toute façon c’est moi qui suis chargé de te garder. Et si tu fais le malin, j’ai ordre de t’occire.
Et le petit bonhomme de faire le signe de couper la gorge.
– Comment veux-tu que je m’échappe d’ici ! Si nous devons rester ensemble autant que nous sachions nos prénoms. Moi je m’appelle Gaillard et toi, tu t’appelles comment ?
– Moi c’est Altiq, mais ne crois pas que je sois un nigaud, tu n’arrives pas à m’amadouer. Je suis petit par la taille, mais très grand par ma cruauté On m’appelle Altiq la terreur.
Je n’y croyais pas un instant, mais je fis semblant. Tout avait été aménagé pour pouvoir survivre ici. Deux paillasses à même le sol, du bois pour faire du feu. Quelques ustensiles de cuisine, et même quelques provisions. En guise de sièges, deux billots de bois. Un autre plus haut, sur lequel était fixée une planche épaisse. J’avais l’impression de ne pas être le premier invité dans ces lieux.