Les tourments de la République Centrafricaine
Le roman : L’héritière aux deux Royaumes - Ancienne colonie française d’Afrique centrale, l’Oubangui-Chari devint la République centrafricaine le 1er décembre 1958. Elle proclama son indépendance le 13 août 1960. Les Français colonisèrent la région dès la fin du XIXe siècle et l'administrèrent jusqu’au milieu du XXe siècle. Durant la Seconde Guerre mondiale, la colonie se joignit aux Forces alliées. En 1969, le pays était dirigé par le président Jean-Bedel Bokassa.
Extrait chapitre 1er - Il est temps que je me présente : William Pradère, fils de Baptiste et Juliette Pradère, enfant unique, né le 7 novembre 1948 à Fronton à trente cinq kilomètres de Toulouse. Mon père était maquignon, ma maman, mère au foyer. Je n’avais pas encore dix-huit ans lorsque j’intégrai en octobre 1966 l’université de Toulouse. L’histoire et la géographie me plaisaient bien. Mon idée : devenir professeur. Quelques mois plus tard, alors que ma seconde année tirait vers sa fin, la France bascula dans les événements de mai 68. Comme la plupart de mes amis, je participai avec appétit aux festivités. Puis sur un coup de tête, et une déception amoureuse, l’un étant la conséquence de l’autre (enfin, plus déception qu’amoureuse), je devançai l’appel pour mon service militaire. C’était à ne rien y comprendre avec les filles. De haute lutte, nous venions de conquérir la liberté de pouvoir coucher sans être obligé de se marier, et les filles n’étaient pas les dernières dans les manifs. Et pourtant un grand nombre d’entre elles n’avaient qu’une idée en tête. Et moi, j’étais bien trop jeune pour être présenté à leur famille, et surtout bien trop jeune pour endosser le costume de chef de famille. Vingt ans, ce n’est pas un âge à dormir tous les soirs dans le même lit, vingt ans, c’est juste fait pour profiter de la vie. Pourquoi cette envie insensée de reproduire aussi rapidement le schéma archaïque mis en place par nos parents et les parents de nos parents, alors que nous venions de lutter contre avec acharnement ? Nous avions tout notre temps pour nous créer des obligations, et prendre des responsabilités. Peut-être leur fallait-il encore un peu de temps pour assimiler la nouvelle donne, peut-être que du côté des filles la liberté sexuelle ça ne se décrétait pas, ça s’apprenait. De là à obligatoirement considérer un simple flirt, parfois certes un peu poussé, comme un prologue aux épousailles, très peu pour moi. Une petite parenthèse de quatorze mois, elle était là la solution. Après les choses seraient certainement bien différentes. Attention, je ne prétendais pas faire abstinence durant tout ce temps. Mais d’après ce que j’avais pu comprendre, les idées des filles que l’on pouvait rencontrer dans les villes dites « de garnison » étaient plus en adéquation avec l’esprit « mai 68 », sûrement des précurseurs.
Durant quatre mois, j’effectuai ma formation d’élève officier de réserve (OER) à l’école de Coëtquidan, avant d’intégrer le 35e RAP à Tarbes. Aspirant à la 2e batterie, je participai à Pau au stage qui devait faire de moi un vrai para. Quelques semaines plus tard, mon colonel me proposa une mission en République Centrafricaine. Une aubaine pour moi. J’acceptai et intégrai aussitôt l’état-major de la 11e Division de Balma, près de Toulouse. Prévue pour trois mois, cette mission n’avait à première vue rien de guerrier. Elle consistait, d’après les quelques informations glanées, à des manœuvres avec l’armée centrafricaine. Dix jours plus tard, notre détachement composé de quarante-cinq militaires embarquait pour Bangui, sous les ordres du commandant Ferral. L’officier arborait les insignes du 2° REP, mais j’étais persuadé qu’il avait été intégré pour l’occasion. Il était secondé par un ancien d’Indochine, l’adjudant-chef Barlowski, comme moi du 35e RAP. Malgré mon grade supérieur, je fus placé sous ses ordres. J’étais le seul appelé de cette mission. Les autres soldats, sous-officiers et hommes du rang appartenaient tous au 2e Régiment Etranger Parachutiste (2°REP) de Calvi. Le 1er mars 1969, nous foulions le tarmac du nouvel aéroport de Bangui-M’Poko. Il nous fallut moins de vingt-quatre heures pour s’installer presque confortablement au camp du Kassaï, à l’est de Bangui. Notre détachement occupait un bâtiment, un peu en retrait. La caserne, commandée par le lieutenant centrafricain Jean-Claude Mandaba, datait de l’époque coloniale. Un simple lieutenant commandant un camp de cette importance, il y avait là comme une incohérence.
Ancienne colonie française d’Afrique centrale, l’Oubangui-Chari devint la République centrafricaine le 1er décembre 1958. Elle proclama son indépendance le 13 août 1960. Les Français colonisèrent la région dès la fin du XIXe siècle et l'administrèrent jusqu’au milieu du XXe siècle. Durant la Seconde Guerre mondiale, la colonie se joignit aux Forces alliées. En 1969, le pays était dirigé par le président Jean-Bedel Bokassa.
Officiellement, nous étions ici dans le cadre d’accords militaires conclus de longue date, mais je ne savais toujours pas en quoi notre mission consistait véritablement.
Nous occupions notre temps à faire du sport, sans jamais nous mêler aux soldats centrafricains, même pour les repas. Cinq jours après notre arrivée, je fus convoqué par le commandant Ferral.
– Aspirant Pradère, d’après votre dossier vous êtes étudiant en histoire-géo ! Vous avez terminé votre deuxième année avec de très bons résultats. Je ne parle pas des examens, l’année dernière tous les étudiants ont réussi leurs examens. Je ne sais pas ce qui a motivé votre choix d’arrêter vos études, mais en venant vers nous, vous avez pris la bonne décision. Peut-être que l’argent des contribuables n’aura pas été dépensé en vain ! J’ai été contacté par Annette Braval, la principale du collège Sainte Bernadette. Cet établissement ne reçoit que des élèves féminins, il est situé tout près d’ici, sur la route d’Ouango. La mère supérieure m’a fait part de sa grande difficulté à recruter des enseignants français. Je sais que vous n’êtes pas professeur, mais la première qualité d’un soldat n’est-elle pas de s’adapter à la situation ? Il ne vous a fallu que quatre mois pour devenir officier, alors deux années à étudier l’histoire-géo c’est sûrement bien suffisant pour dispenser votre savoir à des jeunes filles de douze à dix-huit ans. Et puis, la France a tout intérêt à favoriser l’enseignement de notre langue et de notre culture dans ses anciennes colonies, il en va de notre suprématie dans la région.
J’étais assez surpris par la proposition du comandant Ferral, il ne me proposait pas de faire la guerre, mais de jouer les maîtres d’école. Après tout pourquoi pas ? C’était bien mon idée de départ de devenir professeur.
– Alors, Pradère, vous décidez quoi ?
– Je suis à vos ordres mon commandant. Je commence quand ?
– Bravo, je savais que je pouvais compter sur vous. Demain matin, vous avez rendez-vous à sept heures avec la principale du collège. Vous prendrez position devant les élèves dès huit heures. Ne me décevez pas, Pradère ! La mère supérieure est une femme admirable, mais elle a quelques griefs envers les militaires, ici la situation n’a pas toujours été très claire. Vous allez lui prouver qu’un soldat sait aussi faire autre chose que la guerre.
Pendant trois à quatre minutes, le commandant Ferral m’informa de certaines choses. Je serai exempté de service tout le temps que durerait ma mission au lycée. Chaque matin un chauffeur m’accompagnerait en jeep et il viendrait me récupérer le soir après les cours. Dès sept heures le 4 mars, le 2e classe Victor Marmont me déposa devant le collège Sainte Bernadette dans le 7e arrondissement de Bangui.
Âgée d’une cinquantaine d’années, plutôt menue, Sœur Annette me reçut dans son bureau. Son ton était à la fois chaleureux, et très ferme. L’énergie qui émergeait de cette femme ne correspondait pas vraiment à son physique. En quelques minutes, elle m’expliqua la situation. Construit au bord de l’Oubangui, l’établissement catholique Sainte Bernadette était exclusivement féminin. Créé par les Sœurs missionnaires du Saint-Esprit, les Spiritaines, en octobre 1957, sa réputation lui permettait de pouvoir sélectionner avec soin ses élèves.
– Aujourd’hui, même si notre école prépare depuis plusieurs années déjà nos élèves pour le deuxième cycle, nous ne sommes encore qu’un collège. Ici, en Afrique, tout va très lentement, et c’est très bien comme ça d’ailleurs. Je pense que notre établissement sera rebaptisé Lycée dès l’année prochaine. Mais l’essentiel n’est pas là, je dois proposer à nos élèves des cours de qualité et c’est pour cela que j’ai sollicité notre ambassadeur à plusieurs reprises. C’est lui qui m’a mise en contact avec votre commandant. J’ai parcouru votre dossier et pour moi, deux années d’université en histoire-géographie, c’est inespéré. L’actuel professeur, Sœur Béatrice, s’occupe de quatre classes, elle est présente en cours plus de quarante heures par semaine. Je dois quand même vous préciser que ça ne m’enchante guère de faire appel à un homme pour ce travail, jeune et bien fait de sa personne de surcroit. Mais je n’ai pas le choix. Vous allez avoir comme élèves des jeunes filles de douze à dix-huit ans, vous en avez tout juste vingt, vous me comprenez donc ! Aussi, je vous demanderais d’être très strict dans vos attitudes, aucune ambigüité ne vous sera permise. Je souhaiterais que vous commenciez aujourd’hui même. Avez-vous déjà préparé quelque chose ? Même si ça n’entre pas dans le programme, ce n’est pas très important, l’essentiel est de comprendre comment les choses se passent ici.
J’avais effectivement préparé un cours, la naissance de la ville de Bangui, à partir de la découverte de l’Oubangui par le capitaine Hansen en 1884.
– Ça sera parfait ! Voici votre emploi du temps pour la semaine. Ah oui, n’oubliez pas une chose, la République centrafricaine est indépendante depuis presque dix ans. Ici, nous sommes des invités, juste des invités. Les militaires français oublient souvent ce détail et se comportent régulièrement en terrain conquis. J’avoue que chaque fois que je les vois arriver, j’ai un… Bref… au travail mon garçon… Suivez-moi, je vais vous faire visiter l’établissement.
J’étais un peu intimidé de me retrouver devant cette classe d’élèves de première B. Sur les dix-huit, six élèves étaient des filles blanches et douze des filles noires. Sans hésitation la mère supérieure me présenta, et se sentit obligée d’ajouter quelques avertissements.
– Mesdemoiselles, monsieur Pradère est un professeur débutant, alors attention, pas de sournoiseries. Sinon c’est moi qui sévirai et vous savez de quoi je suis capable.
Puis, me souhaitant juste bonne chance, elle s’effaça.
– Mesdemoiselles, maintenant que vous me connaissez, à votre tour de vous présenter !
Dans les autres classes, la proportion des élèves noires était légèrement supérieure. Cette première journée de cours se passa bien mieux que je ne le pensais.
On sentait les jeunes filles disciplinées, habituées à obéir sans broncher. Les difficultés seraient peut-être pour plus tard, lorsqu’elles auraient pris confiance, lorsqu’elles me connaitraient mieux. À dix-huit heures, le 2e classe Victor Marmont arriva devant le collège.
– Alors mon lieutenant, cette première journée s’est passée comment ? Avec toutes ces filles, ça ne doit pas être facile ?
– Tu sais Marmont, ces demoiselles sont très disciplinées, c’est pire qu’une caserne dans cette école. Ça file au pas, et bien droit, tu peux me croire. Je peux t’assurer que c’est comme chez vous à la légion : pas une qui moufte.
À peine de retour au camp, le commandant me convoqua dans son bureau.
– Alors Pradère, pour cette première journée, vous avez assuré ?
– Tout s’est bien passé mon comandant, je pense que je vais me plaire dans ce lycée.
– Attention Pradère, c’est juste un dépannage, ça peut durer un mois, peut-être deux, mais peut-être moins ! Vous êtes d’abord un soldat, il ne faut pas oublier ça. Autre détail Pradère, je pense que la mère supérieure vous a mis en garde, mais peut-être pas comme il se doit. C’est une religieuse et même avec son expérience certains aspects de la vie masculine peuvent encore lui échapper. Vous êtes au milieu de filles qui sont déjà des femmes, alors pas d’enfantillage, certaines pourraient être tentées d’en profiter. Un officier français, c’est toujours un bon parti, alors ne tombez pas dans le piège.
Le lendemain, dès huit heures ma vie de professeur reprit.
– Mesdemoiselles, je vais vous rendre vos copies. Certaines d’entre vous n’ont pas encore bien perçu ce qu’indépendance signifiait. La République centrafricaine, ce n’est plus la colonie française d’Oubangui-Chari. La République centrafricaine a proclamé son indépendance depuis 1960 et ne dépend plus de la France. Amouna, ce n’est pas la rivière Congo qui se jette dans le fleuve Oubangui, c’est juste le contraire. Martine, l'Oubangui est bien l’affluent le plus long du fleuve Congo, il ne mesure pas deux mille trois cent trente mètres, mais plutôt deux mille trois cent trente kilomètres. Il se classe deuxième par son débit après la rivière Kasaï.
J’interrogeai plusieurs élèves, la plupart d’entre elles se donnaient beaucoup de mal. Lorsque la fin du cours sonna, sur mon ordre, toutes les filles se levèrent en silence et prirent sans précipitation le chemin de la sortie.
La première quinzaine se passa tranquillement, six jours par semaine, je partais le matin, pour revenir le soir. Au camp, rien à signaler non plus, les soldats français n’avaient toujours aucun contact avec les soldats centrafricains. Je me posais de plus en plus d’interrogations concernant notre présence à Bangui, mais à aucun moment je n’envisageais de poser de question au commandant Ferral.
En rentrant ce soir-là, j’aperçus, réunis devant nos baraquements, tous les hommes « au garde à vous », sous les ordres de l’adjudant-chef Barlowski.
– Vous tombez bien, Pradère, rejoignez les rangs, le commandant souhaite vous faire un petit discours.
Moins de trois minutes plus tard, le commandant Ferral apparut.
– Repos soldats. Ce n’est pourtant pas faute de vous avoir prévenu dès notre arrivée. Malheureusement pour certains d’entre vous, la testostérone fait office de neurones et ici ça se paye comptant. C’est inadmissible, dès que vous n’êtes plus sous contrôle, votre cerveau joue du bilboquet. Je comprends fort bien que vous ayez des besoins, vous êtes en pleine forme et ici, la tentation est partout, autour du camp, et en ville. Vous voulez vous taper des putes, pas de problème, elles sont belles, jeunes et ce n’est pas cher. Mais bordel, je vous le répète encore une fois, foutez des capotes. Elles sont distribuées gratuitement au foyer, vous pouvez quand même faire l’effort de les enfiler. Mais non, c’est trop vous demander et bien sûr, en moins de quinze jours ce sont déjà les premières « chaudes pisses ». Vous êtes déjà quatre à vous être fait piéger. Comme je souhaite que chacun d’entre vous puisse comprendre, vous allez assister à l’intervention chirurgicale. J’ai demandé à l’adjudant-chef Barlowski de faire quatre groupes, vous serez en petit comité et vous profiterez pleinement du spectacle.
Moins d’une heure plus tard, je me retrouvai avec une dizaine de mes compagnons à l’infirmerie du camp. C’est un aspirant centrafricain, Charles Doubane, futur médecin qui officiait. L’un des quatre soldats ayant été infectés était nu, debout devant une table d’opération. Son membre avec l’extrémité étonnamment gonflée, presque décalotté, bien en évidence posé sur celle-ci. Charles Doubane nous expliqua en quelques mots comment cet homme avait contracté la gonorrhée ou blennorragie. Cette maladie sexuellement transmissible (MST) communément appelée « chaude pisse » ou encore « Chtouille » figurait parmi les maladies infectieuses les plus courantes.
– C’est très facile de vous éviter ce désagrément, mais il n’existe qu’un moyen, la capote. Pour l’opération, nous avons l’habitude de procéder sans anesthésie, c’est un peu douloureux, mais on s’en souvient et ça peut servir de leçon.
Sans attendre, un infirmier fit s’allonger le malade sur la table, il se saisit du membre atteint et le décalotta complètement. Un gland rougeâtre, anormalement gonflé et purulent, apparut. À lui seul il était presque aussi long et bien plus gros que le reste du sexe. Charles Doubane invita deux d’entre nous à maintenir les bras du patient, puis deux autres les jambes. Il s’approcha, l’infirmier maintenait le mieux possible le sexe infecté. Sans hésitation le toubib se saisit d’un petit instrument chromé, mince et allongé. Il l’introduisit dans l’orifice de la verge partiellement obstrué, l’enfonçant de un, peut-être même deux ou trois centimètres. Puis poussant sur un petit levier, un liquide jaunâtre gicla aussitôt. Charles Doubane nous expliqua qu’en poussant sur le petit levier, trois petites lames s’étaient libérées à l’extrémité de l’appareil, perforant l’abcès qui s’était formé. Le visage du malade alternait du rouge au violet, mais pas un son ne sortait de sa bouche. C’était un 2e REP et se plaindre n’était pas dans la culture des légionnaires. Le médecin manipula les chairs entaillées, jusqu’à expulsion totale du pus. Les yeux du malade sortaient presque de leur orbite, les dents serrées, tous muscles tendus, il résistait bien. Derrière nous, à deux ou trois mètres à peine je venais d’apercevoir le commandant Ferral, je pense qu’il était très satisfait de cette démonstration. Demain, les capotes partiraient comme des petits pains. Après avoir désinfecté, le médecin demanda à l’infirmier de faire un pansement.