L'héritière aux deux royaumes
Auteur Michel Zordan - Extrait : Âgée d’une cinquantaine d’années, plutôt menue, Sœur Annette me reçut dans son bureau. Son ton était à la fois chaleureux, et très ferme. L’énergie qui émergeait de cette femme ne correspondait pas vraiment à son physique. En quelques minutes, elle m’expliqua la situation. Construit au bord de l’Oubangui, l’établissement catholique Sainte Bernadette était exclusivement féminin. Créé par les Sœurs missionnaires du Saint-Esprit, les Spiritaines, en octobre 1957, sa réputation lui permettait de pouvoir sélectionner avec soin ses élèves.
– Aujourd’hui, même si notre école prépare depuis plusieurs années déjà nos élèves pour le deuxième cycle, nous ne sommes encore qu’un collège. Ici, en Afrique, tout va très lentement, et c’est très bien comme ça d’ailleurs. Je pense que notre établissement sera rebaptisé Lycée dès l’année prochaine. Mais l’essentiel n’est pas là, je dois proposer à nos élèves des cours de qualité et c’est pour cela que j’ai sollicité notre ambassadeur à plusieurs reprises. C’est lui qui m’a mise en contact avec votre commandant. J’ai parcouru votre dossier et pour moi, deux années d’université en histoire-géographie, c’est inespéré. L’actuel professeur, Sœur Béatrice, s’occupe de quatre classes, elle est présente en cours plus de quarante heures par semaine. Je dois quand même vous préciser que ça ne m’enchante guère de faire appel à un homme pour ce travail, jeune et bien fait de sa personne de surcroit. Mais je n’ai pas le choix. Vous allez avoir comme élèves des jeunes filles de douze à dix-huit ans, vous en avez tout juste vingt, vous me comprenez donc ! Aussi, je vous demanderais d’être très strict dans vos attitudes, aucune ambigüité ne vous sera permise. Je souhaiterais que vous commenciez aujourd’hui même. Avez-vous déjà préparé quelque chose ? Même si ça n’entre pas dans le programme, ce n’est pas très important, l’essentiel est de comprendre comment les choses se passent ici.
J’avais effectivement préparé un cours, la naissance de la ville de Bangui, à partir de la découverte de l’Oubangui par le capitaine Hansen en 1884.
– Ça sera parfait ! Voici votre emploi du temps pour la semaine. Ah oui, n’oubliez pas une chose, la République centrafricaine est indépendante depuis presque dix ans. Ici, nous sommes des invités, juste des invités. Les militaires français oublient souvent ce détail et se comportent régulièrement en terrain conquis. J’avoue que chaque fois que je les vois arriver, j’ai un… Bref… au travail mon garçon… Suivez-moi, je vais vous faire visiter l’établissement.
J’étais un peu intimidé de me retrouver devant cette classe d’élèves de première B. Sur les dix-huit, six élèves étaient des filles blanches et douze des filles noires. Sans hésitation la mère supérieure me présenta, et se sentit obligée d’ajouter quelques avertissements.
– Mesdemoiselles, monsieur Pradère est un professeur débutant, alors attention, pas de sournoiseries. Sinon c’est moi qui sévirai et vous savez de quoi je suis capable.
Puis, me souhaitant juste bonne chance, elle s’effaça.
– Mesdemoiselles, maintenant que vous me connaissez, à votre tour de vous présenter !
Dans les autres classes, la proportion des élèves noires était légèrement supérieure. Cette première journée de cours se passa bien mieux que je ne le pensais.
On sentait les jeunes filles disciplinées, habituées à obéir sans broncher. Les difficultés seraient peut-être pour plus tard, lorsqu’elles auraient pris confiance, lorsqu’elles me connaitraient mieux. À dix-huit heures, le 2e classe Victor Marmont arriva devant le collège.
– Alors mon lieutenant, cette première journée s’est passée comment ? Avec toutes ces filles, ça ne doit pas être facile ?
– Tu sais Marmont, ces demoiselles sont très disciplinées, c’est pire qu’une caserne dans cette école. Ça file au pas, et bien droit, tu peux me croire. Je peux t’assurer que c’est comme chez vous à la légion : pas une qui moufte.
À peine de retour au camp, le commandant me convoqua dans son bureau.
– Alors Pradère, pour cette première journée, vous avez assuré ?
– Tout s’est bien passé mon comandant, je pense que je vais me plaire dans ce lycée.
– Attention Pradère, c’est juste un dépannage, ça peut durer un mois, peut-être deux, mais peut-être moins ! Vous êtes d’abord un soldat, il ne faut pas oublier ça. Autre détail Pradère, je pense que la mère supérieure vous a mis en garde, mais peut-être pas comme il se doit. C’est une religieuse et même avec son expérience certains aspects de la vie masculine peuvent encore lui échapper. Vous êtes au milieu de filles qui sont déjà des femmes, alors pas d’enfantillage, certaines pourraient être tentées d’en profiter. Un officier français, c’est toujours un bon parti, alors ne tombez pas dans le piège.