Bécasse à la tohu-bohu ou micmac de bécasse

Le chien coule, je sais qu’elle est là, pas très loin devant, mais impossible pour Ripp de la bloquer. Piétant, rusant, déjouant les techniques de mon compagnon pourtant très aguerri. Fla, fla, fla… un soupçon d’ailes au travers des branches, trop tard, elle est déjà partie. Il n’y a que les chasseurs qui puissent parler de la Scolopax rustica, oiseaux mythiques par excellence (sens de mythique d’après l’Internaute : légendaire, qui mérite d’être admirer, car exceptionnel. Qui mérite d’être fêté, commémoré, qui fait rêver.) Les gens ordinaires l’évoquent parfois, mais de manière discriminatoire et à mauvais escient. La plupart n’ont très certainement jamais aperçu la queue d’une mordorée en vol. Les toutes premières surgissent dans notre Sud-ouest vers le milieu de l’automne. À Saint-Jean-sur-Automne, nous avons même quelques places occupées dès la mi-octobre. Pardon, mais si j’utilise ce nom scientifique de Scolopax rustica, c’est pour la simple et unique raison que cet oiseau de la famille des scolopacidae est bien plus qu’un oiseau. Sa vie très secrète, son apparition très soudaine, son habit mordoré très particulier, son jeu devant les chiens les plus aguerris, piétant, dans les buissons, son envol de virtuose et presque irréel, l’inscrivent dans une caste bien à part. Il est très rare de l’apercevoir à terre, même à l’arrêt du chien. La mordorée est une Reine. Et lorsque votre compagnon délicatement la rapporte, et que vous la tenez sans vie dans votre main, l’émotion est très intense. Une Bécasse ne se range pas dans le carnier comme un gibier ordinaire. On ne l’y glisse religieusement qu’après quelques instants de recueillement et après avoir bien lissé ses plumes. Réglementation oblige, le fait de rechercher un petit morceau de bois pointu afin de percer la carte de prélèvements, et de glisser une bague de papier à l’une des pattes de la dame au long bec, casse un peu le cérémonial, mais bon… Une certaine catégorie de chasseurs, ceux qui s’auto-désignent « Bécassiers » avec un grand B, l'encensent plus encore. Ils la magnifient au point de ne voir et de ne chasser qu’elle. Ne dites jamais à l’un de ces chasseurs de « Première Ligue » que vous avez basculé une bécasse au contour d’une haie en chassant le gibier ordinaire en lui balançant du plomb de 4, il en ferait une attaque. Pour beaucoup de ces nemrods, l’état devrait d’ailleurs exiger un permis spécial pour la chasser. Leur largesse d’esprit les amène à penser que les autres chasses n’ont aucun intérêt et ne sont pratiquées que par les chasseurs de deuxième ordre, chasseurs ordinaires, pour ne pas dire primaires, et les fusillots du dimanche qui tirent sur tout ce qui bouge. Je connais même quelques-uns de ces « Spécialistes » qui se la pètent carrément, se considérant comme les intellectuels du monde de la chasse, et dieu merci, je n’en fais pas partie.
Les amateurs de la dame au long bec, puristes autodésignés, et amateurs occasionnels confondus, ne sont en principe guère appréciés de leurs congénères, chasseurs ordinaires. Les bécassiers sont toujours à fouiner dans les bois, dans les taillis épais, et leurs coups de fusil intempestifs provoquent la colère des palombayres. Les amateurs de sangliers et de gros en général, les maudissent plus encore, sous le futile prétexte qu’à force d’aller et venir, ils font fuir les bêtes noires remisées dans les fourrés. Si le buisson est creux, c’est la faute de ces putains de bécassiers. Mais ces deux catégories ne sont pas les seules à œuvrer contre les chasseurs de bécasses. Il y a les suiveurs de chemins, les promeneurs de fusils à la bretelle, et tous ceux qui n’ont pas le courage de rechercher dans les coins les plus inaccessibles, cet oiseau mythique et qui suspectent ceux qui la recherchent, de culbuter à l’occasion, un lièvre ou même une perdrix. Alors, ici et là, s'exerce la dictature des chasseurs de gros, des palombayres et de tous les sympathisants, et dès qu’ils le peuvent, ils légifèrent. À Saint-Jean-sur-Automne par exemple, la chasse à moins de trois cents mètres des palombières est interdite du 1er octobre au 15 novembre. Tir au vol du colombidé, strictement interdit. Mais pire encore, la chasse devant soi est interdite la veille et le jour des battues au gros. Lorsque décline le jour, et arrive les mois de novembre, décembre, ou même de janvier, mois de la bécasse par excellence, mais durant lesquels les battues aux gros se succèdent au rythme de deux, voire trois par semaine, ne reste plus que des clopinettes pour les chasseurs dits de « petits gibiers ». Je suis de cela et je suis contre cette forme de diktat, mais ma situation professionnelle, ou mon manque de courage, m’empêche de véritablement prendre position. Alors, le grand Grégoire, et son projet sont une chance, et je dois absolument m’en faire un allié et même un ami.
Un milieu d’après-midi de la mi-octobre, appel de François. Nous y sommes, la première mordorée est arrivée. La dame au long bec s’est levée le long d’un chemin, en bordure du domaine. Elle s’est envolée comme une chouette, pour aller se reposer à deux cents mètres. Sûrement une tombée de la nuit. Le grand Grégoire n’est pas présent sur le domaine, j’ai son accord pour chasser, mais je préfère quand même le joindre. Une première mordorée, c’est un évènement très particulier, surtout pour un néophyte.