Mon lit dans le buffet
Je suis très certainement âgé de cinq, ou six ans lorsque je comprends, grâce au reflet de mon visage sur l’eau que je suis semblable aux humains. J’ai déjà, à de maintes reprises, aperçu mon visage se reflétant dans l’eau, mais le déclic s’est fait ce jour-là. Ça fait tout bizarre de penser que l’on est en tous points semblables aux humains qui vivent dans le château, dans les fermes alentour, au bourg, mais de ne pas faire partie, malgré les apparences, de la même espèce.
Mon antre, c’est le fenil. J’y occupe le fond d’un vieux buffet bas. J’y dors, j’y pense, j’y fais mes rêves. Pour moi, ce vieux meuble, c’est la chose la plus importante qui soit, je n’ai connu que lui. En plus du sentiment de sécurité qu’il m’offre lorsque je me suis enfermé à l’intérieur, je suis persuadé que toute la mémoire sur mes origines est en lui. Il m’arrive souvent lorsque je suis allongé et lorsque je me concentre très fort, d’avoir quelques réminiscences, mais jamais rien de très précis. Ces souvenirs sont encore très vagues, des traits, des sons. Mais, je ne perds pas espoir pour autant, et un jour, c’est certain, je trouverais la force, je trouverais la clé.
J’ai longtemps pensé être un animal, certes un peu différend de ceux qui vivent, ou qui sont élevés dans les fermes du voisinage. Peut-être un animal sauvage, un peu plus évolué que la moyenne, à cause des vêtements que je porte, capturé très jeune et domestiqué. Je vis pieds nus, je porte des habits, mais ils sont très rudimentaires, et en haillon. Mon langage se résume encore à quelques sons pas très audibles, mais je suis parvenu, assez rapidement à comprendre assez parfaitement ce que disent les humains. Vous êtes sans doute très étonnés que je puisse déterminer mon âge, mais c’est très approximatif et c’est juste en me comparant en taille aux enfants d’humains qui jouent dans le parc. Ou aux autres, enfants de paysans qui m’amènent au pré, garder les bêtes. Eux non plus ne s’expriment pas très correctement en langage humain, et surtout ils ne s’adressent jamais à moi comme à un des leurs. Ils jouent parfois avec leurs chiens, jamais avec moi. Quand une brebis ou un agneau s’éloigne du troupeau, à l’aide d’une trique, par quelques gestes et cris, je comprends très vite que je dois courir après, pour rassembler le troupeau, comme le ferait un chien. Je ne sais pas si je suis maltraité, ou non, tout simplement parce que je n’ai aucun point de comparaison possible. En tout cas, je ne prends pas plus de coup que les chiens, et j’arrive à manger à ma faim. Pas avec le trognon de pain, les os ou la soupe très claire qu’on me laisse devant le fenil. Mais surtout grâce au lait de vaches et de brebis que je déguste en cachette directement sous les mamelles. Sans compter sur les œufs que je chaparde dans le poulailler. Mais pas que, mon alimentation est encore plus variée. Je me nourris aussi de betteraves, de topinambours, de raves, et de tous les légumes et fruits de saison que je dérobe, soit directement aux champs, soit dans la mangeoire des bêtes. L’orge, le maïs, le blé, l’avoine, le seigle, le sarrasin, font également partie de mon alimentation. À part le foin, et la paille, je consomme tout de la nourriture destiné aux vaches, aux brebis et même parfois aux pourceaux. Si c’est bon pour elles, ou pour eux, c’est bon pour moi