les grands tourments
/image%2F1424095%2F20150423%2Fob_41a01a_les-grands-tourments.jpg)
Extrait chapitre 1 - Ma lettre à Séverine - Début septembre 1932, le hasard ou le destin ou autre chose nous mêla une fois de plus à un drame horrible survenu dans le bourg de Floréal. C’est à cette époque que je rencontrai Amandine Sentenal. Nièce de madame Éliette, l’épouse du capitaine Aristide Clément Autun, la blondinette venue passer quelques mois au château pour se refaire une santé y resta jusqu’en septembre 1933. Pendant toute une année, nous ne nous sommes pratiquement pas quittés et le jour de la séparation fut très éprouvant. Maintenant, nous nous écrivons et nous nous rencontrons régulièrement. Petit à petit, notre amitié s’est transformée en des sentiments plus profonds.
Hier avec papa nous fêtions le 1er de l’an 1934 chez madame Éliette, au château Tourne Pique. Nous y avons retrouvé Amandine et ses parents. Ils sont repartis ce matin. En début d’après-midi je décidai de faire un saut à la Rondouillère, pour souhaiter la bonne année à mon amie Séverine Jacquard. Jamais je n’avais trahi son secret, même Amandine n’était pas au courant, seuls papa et moi savions. Je m’étais maintenant presque sorti de l’idée qu’elle pouvait être une espionne à la solde des nazis ou des fascistes, presque…
La dame mystérieuse me proposa une balade dans sa magnifique Bugatti. Je la sentais très excitée, presque euphorique. C’est là qu’elle m’apprit que l’un de ses amis avait rencontré aux États-Unis un célèbre chirurgien. Selon lui, ce spécialiste en greffes de peau devait pouvoir, en partie du moins, réparer les dégâts occasionnés par l’accident dont elle avait été victime.
– Vous n’allez plus revenir ici ? Vous allez vendre la Rondouillère ?
– Non, bien sûr que non. De toute façon, mon ami m’a bien précisé que ce procédé était encore très expérimental. Je ne crois pas au miracle, mon visage ne sera jamais plus comme avant. J’espère juste pouvoir me regarder dans un miroir. Et puis Gaspard reste ici, pour surveiller et entretenir la maison, tu pourras venir lui rendre visite. Je te promets de t’écrire, par contre, je ne te donnerai pas mon adresse en Amérique !
Séverine Jacquard partit début février. La première lettre que je reçus d’elle était pleine d’espoir, peut-être même trop. La seconde, juste quelques jours après avoir subi la deuxième intervention. C’était un mélange de désillusion et de désespoir. Mon impression était que la dame mystérieuse avait trop cru au miracle et que sa confiance commençait à lui faire défaut.
Sans attendre, je décidai de lui répondre et de rendre une visite au gardien. Je comptais sur lui pour transmettre ma correspondance à mon amie.
– Monsieur Gaspard, je sais que vous pouvez la joindre, je lui ai écrit une lettre, vous pouvez et vous devez la lui transmettre. Il en va de la vie de notre amie. Parce que Séverine Jacquard est aussi votre amie et que cette amie va faire une bêtise.
Je n’eus pas à insister vraiment et cela me conforta dans l’idée que Gaspard avait lui aussi reçu des nouvelles inquiétantes.
– D’accord petit, tu as peut-être raison, sa dernière lettre me semble bizarre. Elle a même écrit que si tu venais me rendre visite, je pouvais te faire entrer dans son bureau. Même moi, je n’y suis jamais entré sans qu’elle ne soit là ! Donne-moi cette lettre, je verrai ce que je peux faire !
– Puisque c’est elle qui le demande, pourriez-vous m’accompagner dans son bureau ? J’aimerais bien le visiter, pour essayer de comprendre certaines choses!
Gaspard hésita quelques secondes, puis il finit par m’ouvrir la porte et me laissa seul.
À peine entré, je remarquai les dizaines et les dizaines d’illustrations ornant les murs. Scènes de la vie ordinaire, marchés, maisons, clochers, paysages champêtres, tous tracés au crayon noir. Sur son bureau, les piles de dessins étaient entassées ça et là.
Voilà à quoi la dame mystérieuse passait son temps, voilà pourquoi nous l’avions aperçue un peu partout, semblant nous épier.
J’en pris une poignée, les feuilletai et retrouvai sans peine des lieux, des situations et des personnages que je reconnus parfaitement : Hercule sur le camion le jour même de son arrivée ; Félix, sa sœur Lucette, Amandine et moi, au bord du ruisseau en train de pêcher ; L’Arcange avec le commandant Estrada et les insurgés ; l’incendie de l’atelier du tracteur ; Hercule II faisant tourner la batteuse ; Amandine et moi pédalant sur la route de Floréal ; le duel des titans ; l’église Saint-Laurent de Floréal ; l’école et les instituteurs, monsieur et madame Sourtis ; le moulin et les pêcheurs ; papa sur le tracteur ; la cathédrale St-Pierre de Condom ; le père Grégorio sur sa moto ; la fouine et sa blonde platine dans la décapotable ; madame Éliette dans sa Delage, etc. Et il y en avait des dizaines et des dizaines d’autres. Il y avait même la fouine aux prises avec Le Goinfre. Séverine Jacquard assistait donc aussi au spectacle.
Jamais, à ma connaissance, cette dame n’avait été aperçue avec un chevalet, ou même un crayon. Elle devait, à l’instar d’un appareil photo, graver les scènes dans sa mémoire, pour les restituer ensuite sur le papier. Le travail accompli était prodigieux, stupéfiant.