Les grands tourments
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Papa réapparut très rapidement avec son fusil et des cartouches.
– Foncez, Éliette, nous devons arriver avant qu’un drame n’éclate.
En moins de dix minutes, les cinq kilomètres qui nous séparaient de Floréal furent parcourus.
– Arrêtez-moi juste devant le café et allez attendre sous les platanes. Sylvio, tu restes avec madame Éliette !
À travers la vitrine, on pouvait constater que la bagarre avait déjà éclaté, les chaises et les tables volaient. On n’apercevait pas Pierrette Malfeu, elle avait dû se mettre à l’abri.
Le chef Yvan Laterre et le gendarme Arthur Sibelle étaient aux prises avec deux protagonistes polonais. Les pacifiques et habituels joueurs de cartes du samedi soir avaient abandonné la place aux belligérants des deux camps. Ils attendaient en spectateurs sur le trottoir, mais à distance respectable. Papa libéra Patou et Victor et leur intima l’ordre de le suivre. Il chargea son fusil et fonça vers le café. Il se fraya rapidement un passage parmi les badauds et se présenta devant la porte. Les deux coups de fusil tirés presque simultanément dans le plafond eurent pour effet de stopper immédiatement le conflit. Stupéfaits, tous les combattants se tournèrent vers papa qui déjà rechargeait son arme. Yvan Laterre et le gendarme Arthur Sibelle profitèrent de l’effet de surprise pour se ranger à ses côtés.
L’atmosphère était toujours très pesante, mais la tension retombait d’un cran. Le chef Laterre comprit qu’il n’avait que quelques secondes pour reprendre la situation en main. D’un geste et de la voix, mon père ordonna aux belligérants de s’asseoir immédiatement sur le sol. Le visage de papa était tendu, très tendu. Son fusil, chien armé, n’était plus dirigé vers le plafond. Les deux canons bien à l’horizontale, il faisait face. Les hommes comprirent qu’il valait mieux obtempérer. Un à un, ils se retrouvèrent les fesses sur le plancher. Seul l’un des Polonais, celui à l’oreille coupée, ne comprit pas. Le narguant, prononçant quelques mots, sûrement des insultes, il fit mine de quitter les lieux. Papa donna un ordre bref à Patou et à Victor toujours à ses pieds. En moins d’une seconde, les deux chiens étaient sur l’homme qui se retrouva malgré lui au sol. Les cris qu’il poussa ne laissèrent aucun doute, lui aussi abdiquait. Sans même avoir reçu d’ordre, les chiens revinrent aux pieds de papa. Lech Bajonowski, le responsable des ouvriers polonais, n’était pas sur les lieux. Yvan Laterre demanda au gendarme Arthur Sibelle d’aller le quérir au château. Avec madame Éliette, nous nous rapprochâmes des lieux. Dans le fond du café, derrière le comptoir, Pierrette Malfeu refit surface. La mine défaite, elle ne pouvait que constater les dégâts. Plus une chaise, ni même une table n’en étaient ressorties indemnes. Les bouteilles sur les étagères à l’arrière avaient également beaucoup souffert. Les hommes toujours assis sur le sol s’étaient maintenant calmés. Papa se détendit un peu et releva légèrement les canons du Lefaucheux. Il semblait bien que les hommes n’avaient plus envie de reprendre les hostilités.
– Alors, Laterre, on se défoule un peu ?
– Je te remercie, Émilio, tu es arrivé au bon moment et tu as eu le bon réflexe. Tes deux coups de fusil les ont calmés net. J’aurais dû réagir à ta façon, mais je pensais qu’on en viendrait à bout sans sortir nos armes. Juste pour savoir, tu aurais fait quoi s’ils t’avaient foncé dessus ?
– J’en ai un peu assez de me faire taper dessus sans pouvoir répondre, alors devine !