L'insolence du sort
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– Je l’ai vu, madame, je l’ai vu ! Là-bas, dans le chai !
– Calmez-vous Lisette. Que se passe-t-il ? Qui avez-vous vu ?
S’adressant à Éliette Clément Autun, la maîtresse du château Tourne Pique, la bonne essayait de lui expliquer ce qu’elle venait de découvrir. Mais elle balbutiait ; dans sa bouche, les mots s’entremêlaient et ses propos étaient incohérents.
Éliette lui demanda de reprendre son récit plus calmement.
– Madame, je sais qui a enfermé Sylvio dans la cuve ! Il vient de recommencer, je l’ai vu !
– Mais qui donc avez-vous vu ?
Lisette n’arrivait pas à se calmer.
– Vite, venez voir, venez voir !
Pour nous faire de l’argent de poche, Mariéta et moi, Sylvio, nous nous étions portés volontaires pour extraire des parois des cuves à vin du château Tourne Pique le tartre qui s’y était formé. Ce tartre, ensuite récupéré par Monsieur Ramirez, le ferrailleur, était revendu à l’industrie chimique. Dans la soirée du 1er octobre 1930, alors que je travaillais seul, malgré l’interdiction formelle de mon père, un individu m’avait volontairement enfermé dans l’une de ces cuves. Celle-ci contenait encore du vin quelques jours auparavant, et le gaz acide carbonique qui pouvait y subsister aurait pu provoquer ma mort. Cette affaire, après celle de l’incendie crapuleux de nos champs et de notre vigne, avait fait grand bruit. L’enquête de gendarmerie n’avait jamais abouti mais, depuis ce jour-là, un mystérieux individu sévissait régulièrement. Papa et le maître de chai, Alphonse Diodin, retrouvaient de temps à autre des cuves vides dont les portes avaient été fermées. Le risque d’y piéger et d’y laisser mourir un ouvrier était toujours possible. Plusieurs personnes, dont une en particulier, avaient été suspectées mais aucune preuve formelle n’avait jamais pu être retenue contre elles.
Ce vendredi 19 août 1932, Lisette, la bonne du château, à la recherche du petit Édouard, venait enfin d’apercevoir le coupable qui récidivait. Bouleversée par cette découverte, elle était repartie en courant vers le château pour avertir Éliette Clément Autun.
Sans perdre un instant, les deux femmes se dirigèrent d’un pas rapide vers le chai. Arrivées devant la porte, elles s’avancèrent précautionneusement vers les cuves. Celui qui avait été baptisé, par le maître de chai Alphonse Diodin, le « portier malfaisant » était toujours là, il parachevait son forfait. Éliette devint livide : à quelques mètres d’elle, son fils, le petit Édouard, refermait consciencieusement la porte de la dernière cuve. Imperturbable, il repoussait la vis de blocage, tout en serrant légèrement l’écrou. L’épouse du capitaine voulut se précipiter, mais elle se ressaisit aussitôt. Pour son fils, ce n’était qu’un jeu, il voulait tout simplement reproduire les gestes des ouvriers ou du maître de chai. Et rien ne prouvait que ce soit lui qui avait enfermé Sylvio.
Si elle voulait connaître la vérité, il ne fallait surtout pas le brusquer. Elle s’avança tranquillement vers Édouard.
– Alors mon chéri, c’est quoi ton jeu ?
– Je fais comme Monsieur Alphonse, je ferme les cuves pour mettre du vin.
Rapidement, et tout en discutant avec son fils, Éliette Clément Autun, aidée de Lisette, refaisaient le travail du petit Édouard, mais en sens inverse. Une à une, toutes les portes des cuves furent rouvertes. Éliette prit son fils par la main et ils repartirent vers le château. Sans en avoir l’air, elle entreprit d’interroger le petit garçon qui, à l’époque des faits, n’avait que cinq ans. Mais Édouard était très turbulent et plutôt aventureux pour son âge. Il pouvait parfaitement être l’auteur de ce regrettable incident. Tranquillement, sans se précipiter, elle lui posa des questions :
– Depuis combien de temps as-tu découvert ce jeu ? Est-ce que tu y joues souvent ?
Après quelques minutes, l’épouse du capitaine sembla convaincue : c’était bien son fils, le petit Édouard, qui avait enfermé Sylvio dans la cuve. Éliette savait où trouver Émilio : le père de Sylvio participait au battage chez Antoine Letémoin, aux Sorbières. Elle partit sans attendre vers la ferme.
Persécutée par des éléments fascistes, notre famille avait été contrainte de s’expatrier en France. Avec déchirement, nous avions laissé en Italie notre maman et nos grands parents, tous trois décédés tragiquement au cours de l’année 1929. Le 2 février 1930, avec papa et Mariéta, ma grande sœur, nous avions foulé pour la première fois le sol de France. Je n’étais alors âgé que de huit ans, et ma sœur de onze.